Les bébés, des super-héros de l’apprentissage

Cet épisode a été écrit par Lauréline Fourdin,  doctorante en psychologie cognitive à l’Université libre de Bruxelles et vous est conté par Inès Mentec.

Et si je vous disais que vous aviez toutes et tous un super pouvoir sans même le savoir ?! Si si je vous assure ! Vous êtes capable de détecter et apprendre, de manière automatique et sans vraiment vous en rendre compte, les évènements qui se répètent ou qui suivent un ordre particulier dans votre environnement. Je m’explique. Imaginez-vous en voiture à l’approche d’un feu rouge. À 100m de celui-ci, le feu est vert. Quelques secondes plus tard, il passe à l’orange, vous ralentissez. Il passe ensuite au rouge, vous appuyez alors sur le frein et vous vous arrêtez. Vous avez appris cette séquence de couleur dans un ordre spécifique : vert, orange, puis rouge. Vous savez qu’il y a très peu de chance que le feu passe du orange au vert ou du rouge à l’orange. La connaissance de cet ordre particulier vous aide à adapter votre comportement, et donc dans ce cas, à freiner à temps lorsque le feu est passé au rouge.

Cette capacité s’appelle l’apprentissage statistique. Elle permet de repérer les évènements qui ont une haute probabilité de se suivre. Par exemple, que la télé s’allume quand vous appuyez sur le bouton de la télécommande. Vous pouvez repérer de telles associations entre des événements visuels (comme dans l’exemple du feu rouge), auditifs (les notes d’une musique que vous écoutez en boucle), tactiles ou encore mélangeant les modalités sensorielles (comme pour l’exemple du bouton de la télé). 

Cette capacité est là dès la naissance. Elle est particulièrement importante car elle sous-tendrait certains apprentissages complexes, comme par exemple celui du langage oral. Saffran et son équipe, en 1996, ont été les premiers à le démontrer chez des nourrissons âgés de 8 mois grâce à un langage artificiel composé de 12 syllabes différentes. Voici ce que les bébés entendaient pendant deux minutes consécutives : bi-da-ku-tu-pi-ro-pa-do-ti-go-la-bu-tu-pi-ro-bi-da-ku-pa-do-ti-go-la-bu. Vous avez compris quelque-chose ? Probablement pas. Mais, si je vous dis que ce langage est en réalité une répétition de 4 pseudo-mots, donc des mots inventés, qui ne ressemblent à aucun vrai mot français, composés de 3 syllabes chacun ? Les avez-vous entendu ? Peut-être, on va faire un petit test comme pour les bébés dans l’expérience de Saffran et collègues: pensez-vous avoir entendu le pseudo-mot TUPIRO ou KUTUPI ? La bonne réponse est TUPIRO. Et les participants de 8 mois, après seulement deux minutes d’exposition à ce langage, étaient capables de faire cette différence. Fascinant non ? Et ils ne se sont servis que d’un seul indice : les probabilités de transition, autrement dit la chance qu’une syllabe en suive une autre. En effet, il y avait 100% de chance que la syllabe TU soit suivie de PI et puis de RO pour former le mot TUPIRO alors qu’il n’y avait que 30% de chance que la syllabe KU soit suivie de TU au sein du mot KUTUPI. Vraiment trop fort ces bébés!

Un tel apprentissage a également été mis en évidence dans la modalité visuelle. Cette fois, les nourrissons étaient exposés à une séquence de 6 formes – un carré, un rond, un triangle etc. – organisée en 3 paires jusqu’à ce qu’ils montrent des signes d’apprentissage. Au sein de cette séquence, le carré avait 100% de chance d’être suivie par la croix, mais la croix n’avait que 30% de chance d’être suivie par le rond ou le triangle. Ensuite, la séquence contenant les 3 paires et une séquence nouvelle aléatoire étaient présentées aux bébés. Comme les bébés ne parlent pas, une façon de voir s’ils ont appris est de mesurer combien de temps ils observent l’une ou l’autre séquence. Dans cette étude, les nourrissons regardaient plus longtemps ce qui était nouveau pour eux, c’est-à-dire la séquence aléatoire, à laquelle ils n’avaient pas été exposés.

Mais alors pourquoi les bébés ont regardé plus longtemps ce qui était nouveau et pas ce qui leur était familier ? Selon un modèle développé en 1988, la préférence pour la nouveauté ou la familiarité dépend de plusieurs facteurs, dont l’âge. En effet, les bébés plus jeunes préfèrent regarder ce qui leur est familier alors que les plus âgés s’intéresseraient plutôt à la nouveauté. L’âge serait donc un facteur influent pour l’apprentissage statistique chez les nourrissons. 

Cependant, deux aspects peuvent jouer un rôle au sein de l’âge : d’un côté le développement du cerveau et de l’autre les expériences vécues chaque jour par le nouveau né. Pour mieux comprendre, imaginez un bébé de 9 mois né à terme et un bébé du même âge né 2 mois trop tôt. Ces deux bébés partagent la même durée d’expérience, cela fait 9 mois qu’ils découvrent et explorent le monde extérieur. Pourtant, le développement de leur cerveau n’est pas au même stade car le bébé prématuré est né deux mois plus tôt le bébé né à terme, il est deux mois plus jeune si on compte depuis le jour de la conception. Au même âge, le développement du cerveau de deux bébés peut donc être différent. Ce constat nous a permis de voir si c’était plutôt le développement du cerveau ou l’expérience qui influence le plus les capacités d’apprentissage statistique chez les bébés.

Dans une étude conduite par notre équipe de recherche, nous avons exposé des bébés nés à terme âgés de 7 à 12 mois et des bébés nés grands prématurés du même âge, à une séquence de 6 formes organisée en 3 paires, comme dans l’expérience sur l’apprentissage des paires de formes déjà décrites. La durée de cette exposition variait en fonction du temps dont chaque bébé avait besoin pour apprendre. Ensuite, nous leur avons présenté des paires familières, c’est-à-dire deux formes qui avaient une forte probabilité de se suivre durant l’exposition, et des paires nouvelles, deux formes qui ne se suivaient jamais lors de l’exposition. Grâce aux temps de regard, nous avons pu constater deux choses importantes : les bébés nés grands prématurés avaient besoin de plus de temps d’exposition pour apprendre mais au plus l’âge avançait, au plus les bébés montraient une préférence pour la nouveauté, qu’importe qu’ils soient nés à terme ou grand prématuré. On observe donc une différence entre les bébés nés à terme et nés prématurés concernant le temps dont ils ont besoin pour apprendre mais aucune différence dans la manière dont ils différencient les paires régulières des paires nouvelles. Rappelez-vous, le développement du cerveau des bébés prématurés est moins avancé que les bébés nés à terme, cependant les deux groupes de bébés ont vécu autant de temps en dehors du ventre de leur parent porteur. Cela voudrait dire que bien que la vitesse à laquelle on apprend dépend du développement du cerveau, la capacité à apprendre les régularités visuelles semble dépendre de ce que l’on a vécu après la naissance.

Voilà de quoi tranquilliser les parents des bébés nés grands prématurés: pas d’inquiétude, iels ont également le super pouvoir de l’apprentissage statistique et apprendront la séquence des feux rouges dans le bon ordre, pratique pour leur futur permis de conduire. Accrochez vos ceintures, babies on the road. 

Rérérences

Saffran, J. R., Aslin, R. N., & Newport, E. L. (1996). Statistical learning by 8-month-old infants. Science, 274(5294), 1926-1928. https://www.science.org/doi/abs/10.1126/science.274.5294.1926

Kirkham, N. Z., Slemmer, J. A., & Johnson, S. P. (2002). Visual statistical learning in infancy: Evidence for a domain general learning mechanism. Cognition, 83(2), B35-B42. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0010027702000045

Hunter, M. A., & Ames, E. W. (1988). A multifactor model of infant preferences for novel and familiar stimuli. Advances in infancy research. https://psycnet.apa.org/record/1997-72976-001