
Cet épisode a été écrit par Chiara Capparini, post-doctorante en psychologie cognitive à l’Université libre de Bruxelles et vous est conté par Inès Mentec.
Si vous avez déjà passé un peu de temps avec un nouveau-né, vous vous êtes peut-être demandé ce qu’il voyait lorsqu’il quittait le ventre tranquille de son parent et entrait dans un nouveau monde si stimulant et coloré. S’agit-il d’une simple impression ou me regarde-t-il vraiment ? Reconnaît-il mon visage ? Peut-il distinguer les objets qui l’entourent ou ne voit-il que des ombres et des images très floues ?
Soyons clairs dès le départ : au cours des premiers mois de sa vie à l’extérieur du ventre, ce que voit un bébé est très différent de ce que nous voyons. Le développement de la vision s’effectue en grande partie au cours des deux premières années après la naissance, avec des changements très rapides et impressionnants au cours des six premiers mois, pendant que le cerveau se développe de manière spectaculaire. La matière grise, qui est le principal composant du cerveau, augmente de 106 % au cours de la première année, puis de 18 % au cours de la deuxième année [1]. Il s’agit d’une croissance vraiment impressionnante sur une période de temps aussi courte !
A sa naissance, un bébé va avoir énormément de sollicitations. Il est confronté à une multitude de stimulations sensorielles incontrôlées qu’il n’a jamais rencontrées auparavant. C’est pourquoi les psychologues décrivaient autrefois le monde du nouveau-né comme une confusion florissante et bourdonnante. Mais ce n’est plus ce que nous dirions aujourd’hui.
Nous savons que les nouveau-nés ont une mauvaise vision centrale, ils voient surtout le noir et blanc ou des motifs lumineux, ils ont des difficultés à coordonner leurs yeux, et leur vision est bidimensionnelle, autrement dit ils ne perçoivent pas la profondeur. Mais mise à part ces limitations majeures, un nouveau-né possède déjà les principales capacités visuelles pour interagir avec ce dont il a le plus besoin dans son environnement. En particulier, un nouveau-né est équipé d’outils surprenants qui lui permettent d’être attentif à des stimuli biologiquement pertinents- c’est-à-dire à des éléments importants pour son développement et son évolution – comme par exemple les visages de ceux qui s’occupent de lui.
Vous pouvez en faire l’expérience dès la naissance du bébé. Si vous attirez son attention vers un côté avec votre voix et que vous déplacez ensuite lentement votre visage au-dessus de lui, puis de l’autre côté, le bébé suivra doucement votre visage, une capacité surprenante vu le stade précoce de développement de ses systèmes visuel et moteur. Plus étonnant encore, les recherches ont révélé que les bébés suivent davantage du regard la présentation d’un visage que celle d’un autre motif sans visage [2, 3]. Cette capacité a des implications du point de vue de son développement : elle prédispose le bébé à repérer des informations sociales qui seront cruciales pour son développement. De plus, les nouveau-nés voient plutôt bien ce qui est proche d’eux, à une distance de 20 à 25 cm. Si l’on y réfléchit, c’est à peu près la distance entre les yeux de la personne qui s’occupe du bébé et ceux de l’enfant pendant l’allaitement. On peut là encore y voir un potentiel avantage évolutif.
Pour faire face à la quantité écrasante de nouvelles informations visuelles à sa naissance, le nouveau-né dispose de deux super-pouvoirs : l’orientation et l’habituation. L’orientation vers une source de stimulation intéressante permet au bébé de s’intéresser à une source d’information pertinente pour un comportement en cours et d’en tirer des enseignements. Dans l’exemple précédent, le bébé suivait le visage qui lui tournait autour.
Le deuxième super pouvoir est l’habituation. Il s’agit d’une diminution progressive des réponses suite à la répétition d’une même information. En d’autres termes, si vous présentez à un enfant un jouet brillant et attrayant, son attention sera maximale au début, il assimilera les nouvelles informations, puis son attention diminuera au fil du temps. À quoi sert ce super pouvoir ? Il permet de maximiser l’apprentissage en se concentrant sur de nouvelles sources d’information. Une fois que la stimulation sensorielle en cours a été assimilée, il n’est plus nécessaire de la regarder. Ainsi, le bébé réduit les stimulations sensorielles et sélectionne celles qui sont les plus pertinentes pour son développement et son apprentissage.
Il est aussi important de souligner qu’à la naissance, le nouveau-né n’est pas une ardoise vierge. Plusieurs études ont montré que la naissance n’est pas le point de départ du développement cognitif humain et que les fœtus peuvent déjà traiter et apprendre des informations. L’expérience vécue dans l’utérus prépare le nouveau-né à un environnement extra-utérin riche via une maturation progressive. Des études fascinantes ont par exemple montré que les nouveau-nés préfèrent écouter une mélodie [4] ou une histoire [5] qu’ils ont déjà entendue dans l’utérus plutôt que quelque chose qu’ils écoutent pour la première fois, ce qui signifie qu’ils ont déjà encodé certaines informations pendant qu’ils étaient dans le ventre de leur parent porteur. C’est fou, non ?
Alors vous pourriez me dire que, parmi les autres sens, la vision semble être difficile à développer dans l’obscurité de l’utérus. Je vous répondrais alors que l’utérus n’est pas si obscure que ça ! Des expériences ont révélé que la lumière peut atteindre le fœtus au cours des deux derniers mois de gestation [6]. Je vous entends penser d’ici : même si la lumière atteint l’utérus, le fœtus a les yeux fermés… Nous pensons en effet qu’un nouveau-né ouvre les yeux pour la première fois à la naissance, mais en réalité, les fœtus peuvent ouvrir les yeux vers la 26e semaine de gestation. Par la suite, ils peuvent déjà faire l’expérience des mouvements oculaires et percevoir un peu de lumière. Cela permet d’étudier la vision et l’attention visuelle même dans l’utérus. Incroyable non ? Bien sûr, c’est une tâche très difficile, mais des scientifiques ont utilisé des capteurs autour de l’abdomen maternel pour mesurer l’activité cérébrale du fœtus en réponse à des flashs de lumière projetés dans l’utérus. Ils ont prouvé que le cerveau du fœtus est réceptif à cette stimulation lumineuse à partir de 28 semaines de gestation [7]. Plus surprenant encore, le cerveau du fœtus peut non seulement traiter un simple stimulus visuel, mais il semble qu’il soit également capable de faire la distinction entre différents stimulus visuels et d’en préférer certains à d’autres.
Laissez-moi vous en dire plus là-dessus. Des chercheur.euses ont projeté un ensemble de lumières disposées comme un emoji de visage (deux lumières pour les yeux, et une pour la bouche) sur le ventre du parent porteur au troisième trimestre de gestation. En mesurant le comportement du fœtus à l’aide d’un système d’échographie, ils ont constaté une chose surprenante : la tête du fœtus se tournait pour suivre les motifs du visage projetés sur le ventre [8]. Ils ont également projeté le stimulus à l’envers, ce qui ne ressemble plus à une configuration de visage. Le fœtus ne suivait pas ce stimulus visuel de la même manière que la configuration visage [8]. Cela montre que les préférences et les capacités que nous observons chez les jeunes bébés se manifestent avant même leur naissance et qu’elles façonneront leurs futures préférences et capacités attentionnelles.
Soyez averti la prochaine fois que vous rencontrerez un nouveau-né : des capacités surprenantes se développent dans leur petit cerveau !
Références
[1] Gilmore, J. H., Shi, F., Woolson, S. L., Knickmeyer, R. C., Short, S. J., Lin, W., … & Shen, D. (2012). Longitudinal development of cortical and subcortical gray matter from birth to 2 years. Cerebral cortex, 22(11), 2478-2485.
[2] Goren, C. C., Sarty, M., & Wu, P. Y. (1975). Visual following and pattern discrimination of face-like stimuli by newborn infants. Pediatrics, 56(4), 544-549.
[3] Johnson, M. H., Dziurawiec, S., Ellis, H., & Morton, J. (1991). Newborns’ preferential tracking of face-like stimuli and its subsequent decline. Cognition, 40(1-2), 1-19.
[4] Cooper, R. P., & Aslin, R. N. (1989). The language environment of the young infant: implications for early perceptual development. Canadian Journal of Psychology/Revue canadienne de psychologie, 43(2), 247.
[5] DeCasper, A. J., & Spence, M. J. (1986). Prenatal maternal speech influences newborns’ perception of speech sounds. Infant behavior and Development, 9(2), 133-150.
[6] Del Giudice, M. (2011). Alone in the dark? Modeling the conditions for visual experience in human fetuses. Developmental psychobiology, 53(2), 214-219.
[7] Eswaran, H., Wilson, J. D., Preissl, H., Robinson, S. E., Vrba, J., Murphy, P., … & Lowery, C. L. (2002). Magnetoencephalographic recordings of visual evoked brain activity in the human fetus. The Lancet, 360(9335), 779-780.[8] Reid, V. M., Dunn, K., Young, R. J., Amu, J., Donovan, T., & Reissland, N. (2017). The human fetus preferentially engages with face-like visual stimuli. Current biology, 27(12), 1825-1828.