“Tu viens d’où ? Je veux dire, ta vraie nationalité?’ Le déni de reconnaissance

Bienvenue dans Milgram de savoirs, le podcast qui démystifie la psychologie scientifique. Si 1000 grammes ne rentrent pas dans le programme, pourquoi pas une dose de 100 le temps d’un instant ?

Cet épisode a été écrit par Caroline Da Silva,  docteure en psychologie sociale, attachée temporaire d’enseignement et de recherche au GREPS à l’Université Lumière Lyon 2, et vous est conté par Kenzo Nera.

Tu viens d’où vraiment ? Oh, ton français est presque parfait ! J’adore le couscous ! Ces phrases peuvent être perçues, par les personnes qui les formulent, comme inoffensives, un signe d’intérêt, voire parfois comme un compliment. Toutefois, du point de vue de personnes qui les reçoivent, des personnes d’origine étrangère et appartenant à un groupe défavorisé, ces paroles peuvent être blessantes, car elles touchent à leur identité sociale. Autrement dit, elles touchent à l’image qu’elles ont d’elles-mêmes en tant que membres des groupes sociaux. Du point de vue de ces personnes, ces paroles peuvent être perçues comme remettant en cause leur appartenance au groupe national. 

plusieurs personnes qui tiennent un drapeau français. Les personnes ont l'air d'être des hommes, supporteurs de foot

Photo de Matthieu Joannon sur Unsplash

Cette remise en cause de l’appartenance groupale relève d’un phénomène qu’on appelle le déni de reconnaissance [1] [2] [3]. Et si l’on parle aujourd’hui, c’est parce que ce phénomène a été étudié par la psychologie scientifique ! Par exemple, des Ecossais.es de confession musulmane, rapportent que, parce qu’elles sont musulman.es, sont souvent mises de côté pour vérification par les autorités aéroportuaires [1]. Pour ces personnes, ce traitement, perçu comme discriminatoire, engendre un sentiment d’être perçues uniquement en tant que musulmanes, et donc de ne pas être considérées comme Écossaises à part entière comme leurs concitoyen.nes non-musulman.es. Cette focalisation sur l’appartenance religieuse est problématique pour deux raisons. D’une part, pour les personnes questionnées lors d’un transit à l’aéroport, c’est l’appartenance nationale qui doit primer plutôt que leur appartenance religieuse. Ainsi, dans ce contexte, elles ne souhaitent pas être perçues en tant que musulmanes, mais en tant qu’Ecossaises. D’autre part, ce traitement implique une association de l’identité musulmane avec la menace terroriste, ce qui viendrait justifier, aux yeux des autorités aéroportuaires, le ciblage de personnes musulmanes pour les vérifications de sécurité. 

Ces résultats mettent en avant l’aspect contextuel de l’identité sociale. Autrement dit, l’importance accordée à une identité sociale dépend du contexte dans lequel cette identité s’exprime. Prenons l’exemple de Karima, une personne fictive. Karima est enseignante dans le secondaire, elle aime le foot et elle est musulmane. Lorsque Karima fait cours à ses élèves ou participe à une réunion de travail, c’est son identité professionnelle, son appartenance au corps enseignant, qui est importante pour elle. Par conséquent, dans ces situations, elle souhaite être perçue comme professeure. Le déni de reconnaissance dans ce cas précis aurait lieu, par exemple, lorsqu’un collègue lui demande ses origines ou lui pose une question liée à sa religion. En revanche, en dehors du cadre professionnel, d’autres appartenances groupales sont plus importantes pour Karima. Par exemple, Karima se rend souvent au Parc des Princes, avec ses collègues de travail, pour soutenir le Paris Saint-Germain, son équipe du cœur. Dans cette situation, c’est son identité de supportrice qui prime. Au Parc des Princes, elle ne veut pas entendre parler de travail ou de religion. Enfin, lorsque Karima se rend à la mosquée, c’est en tant que musulmane qu’elle aimerait être perçue. Lui parler de travail ou de foot dans ce contexte, viendrait peut-être remettre en cause son appartenance religieuse. Nous l’avons compris, le déni de reconnaissance de l’appartenance groupale se manifeste lorsque quelqu’un, en interagissant avec nous, nous « catégorise » dans un groupe d’appartenance dans lequel nous ne souhaiterions pas, dans ce contexte précis,  être catégorisés. Karima peut aussi éprouver un déni de reconnaissance si, par exemple, on lui fait des compliments sur sa beauté dans un contexte professionnel, dans lequel elle ne souhaite pas être perçue comme une belle femme, mais comme une professeure compétente. 

Le déni de reconnaissance ne se restreint pas à la mise en avant d’une identité sociale plutôt qu’une autre. D’autres manifestations de ce phénomène ont aussi été répertoriées dans la littérature scientifique [4] [5]. Par exemple, il arrive que les autres associent à notre groupe une caractéristique avec laquelle nous ne sommes pas d’accord. Au stade, Karima est supportrice, mais on lui dit que les supporteurs du PSG sont violents. Cette association de son groupe de supporteurs à de la violence est en décalage avec la façon dont Karima conçoit son groupe. Pour elle, les supporteurs du PSG forment une communauté pacifique d’amateurs de foot. Enfin, le déni de reconnaissance peut aussi avoir lieu lorsque notre appartenance groupale n’est même pas considérée. Un des collègues de travail de Karima, par exemple, fête son anniversaire à la maison et elle est invitée. Karima arrive à la fête et aucune boisson non alcoolisée n’est proposée. Ne buvant pas d’alcool en raison de ses convictions religieuses, Karima passe la soirée à l’eau, mais elle aurait bien aimé un jus ou un thé glacé. Dans cette situation, ses besoins en tant que personne de confession musulmane n’ont pas été considérés. 

Avoir une appartenance groupale mise en avant au détriment d’une autre, avoir son groupe associé à des caractéristiques avec lesquelles l’on n’est pas d’accord, ou voir son groupe (ou les besoins de son groupe)  invisibilisé au sein de la société… ces différentes manifestations de déni de reconnaissance de l’identité sociale ont été observées dans certains contextes, dont le contexte français [2]. Des Françaises de confession musulmane portant le voile, rapportent être perçues davantage en tant que musulmanes et, par conséquent, ne pas se sentir reconnues en tant que Françaises à part entière. Elles déclarent également que la façon dont leur identité religieuse est perçue par les Français.es non-musulman.es n’est pas en accord avec la façon dont elles perçoivent cette même identité de femmes musulmanes. Par exemple, elles conçoivent le port du voile comme un choix personnel et un symbole de pudeur. Pourtant, d’après elles, les Français.es non-musulman.es le perçoivent comme un symbole d’oppression patriarcale. Enfin, les lois et réglementations interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, le burkini dans les piscines municipales et l’expression de l’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, et dans un nombre grandissant de lieux (par exemple, certaines compétitions sportives) sont perçues par ces femmes comme une forme d’exclusion, qui les rend invisibles dans la société.

Ces différentes manifestations de déni de reconnaissance de l’identité sociale sont souvent vécues négativement par les personnes concernées. Mais est-ce que cela engendre encore d’autres répercussions ? Quelques études se sont penchées sur cette question, mais uniquement en ce qui concerne la mise en avant, de la part d’autrui, d’une appartenance groupale plutôt qu’une autre. Ces études suggèrent que le déni de reconnaissance de l’appartenance nationale est associé à une identité nationale plus élevée [3] [6] : plus les individus ne se sentent pas reconnus en tant que membres du groupe national, plus ils s’identifient à ce groupe. Cela laisse supposer que le déni de reconnaissance, en tant que menace identitaire, déclenche une réponse d’affirmation identitaire. Autrement dit, pour faire face à cette expérience menaçante de remise en question de leur appartenance nationale, les individus affirment davantage cette même appartenance. 

Le déni de reconnaissance de l’appartenance nationale peut être également associé à une identification plus élevée au groupe stigmatisé [6] et à l’expression d’intentions prosociales à l’égard d’un groupe défavorisé [7]. Autrement dit, une perception élevée de déni de reconnaissance est associée à plus d’identification aux personnes maghrébines, ainsi qu’à plus d’intentions prosociales à l’égard de réfugiées et réfugiés syriens. 

Le fait de percevoir qu’on nie notre appartenance au groupe national peut être aussi associé à un bien-être moindre. Celui-ci se manifeste par une faible estime de soi et par l’expression des émotions négatives, comme la colère, la frustration ou la tristesse. Cette manifestation de déni de reconnaissance est aussi associée à l’expression d’attitudes hostiles à l’égard du groupe dominant [6]. Selon ces résultats, si on a un haut niveau de perception de déni de reconnaissance, on aura tendance à avoir des réserves à l’égard des membres du groupe dominant, par exemple les personnes françaises sans ascendance étrangère. On pourra penser qu’elles sont agaçantes. Cet impact délétère du déni de reconnaissance sur le bien-être individuel et les relations au sein du groupe national signale que le déni de reconnaissance peut non seulement avoir des répercussions négatives pour les individus, mais au sein de la société également. En effet, sous certaines conditions, le déni de reconnaissance pourrait déclencher un processus de radicalisation, tel que décrit par la théorie de la quête de sens [8] [9]. Selon cette théorie, la radicalisation serait déclenchée par un besoin de sens, un besoin d’être quelqu’un et de se sentir respecté, éveillé par le vécu de différentes expériences négatives, dont, par exemple, le déni de reconnaissance. 

Alors, la prochaine fois que vous rencontrez quelqu’un qui est différent de vous (du fait de sa couleur de peau, sa confession religieuse, son origine étrangère…) vous allez peut-être vous souvenir de cet épisode et peut-être privilégier d’autres questions pour briser la glace, comme la classique « Tu fais quoi dans la vie ? », ou la moins classique « Qu’est-ce que tu aimes dans la vie  ? » .

Merci d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs réalisée par Caroline Da Silva,  docteure en psychologie sociale, attachée temporaire d’enseignement et de recherche au GREPS à l’Université Lumière Lyon 2,  relu par l’équipe et conté par (…).

Nous vous retrouvons très vite pour de nouveaux épisodes passionnants! 

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Références

[1] Blackwood, L., Hopkins, N., & Reicher, S. (2013). I know who I am, but who do they think I am? Muslim perspectives on encounters with airport authorities. Ethnic and Racial Studies, 36(6), 1090–1108. https://doi.org/10.1080/01419870.2011.645845

[2] Blackwood, L., Hopkins, N., & Reicher, S. D. (2015). ‘Flying While Muslim’: Citizenship and misrecognition in the airport. Journal of Social and Political Psychology, 3(2), 148–170. https://doi.org/10.5964/jspp.v3i2.375

[3] Cheryan, S., & Monin, B. (2005). Where are you really from?: Asian Americans and identity denial. Journal of Personality and Social Psychology, 89(5), 717–730. https://doi.org/10.1037/0022-3514.89.5.717

[4] Da Silva, C., De Jong, J., Feddes, A., Doosje, B., & Gruev-Vintila, A. (2022). Where are you really from? Understanding misrecognition from the experiences of French and Dutch Muslim women students. Journal of Social and Political Psychology, 10(1), 201-217. https://doi.org/10.5964/jspp.9395

[5] Hopkins, N., Ryan, C., Portice, J., Straßburger, V. M., Ahluwalia‐McMeddes, A., Dobai, A., … & Reicher, S. (2023). Social identity enactment in a pandemic: Scottish Muslims’ experiences of restricted access to communal spaces. British Journal of Social Psychology. https://doi.org/10.1111/bjso.12625

[6] Da Silva, C., Badea, C., Bender, M., Gruev-Vintila, A. & Reicher, S. (2021a). National identity misrecognition and attitudes towards the French mainstream society. Peace and Conflict: Journal of Peace Psychology, 27(4), 542–553. https://doi.org/10.1037/pac0000549

[7] Da Silva, C., Badea, C., & Gruev-Vintila, A. (2021b). Accueil des réfugiés en France : le point de vue des Français d’origine maghrébine et des Français « natifs ». Psychologie Française, 66(4), 315-331. https://doi.org/10.1016/j.psfr.2021.04.002

[8] Kruglanski, A. W., Chen, X., Dechesne, M., Fishman, S., & Orehek, E. (2009). Fully committed: Suicide bombers’ motivation and the quest for personal significance. Political Psychology, 30(3), 331-357. https://doi-org/10.1111/j.1467-9221.2009.00698.x

[9] Kruglanski, A. W., Molinario, E., Jasko, K., Webber, D., Leander, N. P., & Pierro, A. (2022). Significance-quest theory. Perspectives on Psychological Science, 17(4), 1050-1071. https://doi-org/10.1177/17456916211034825