L’esprit critique, c’est super, mais c’est quoi ?

En réponse aux attentats de 2015 et à l’intégrisme religieux, François Hollande en appelait à la formation à la rationalité et à l’esprit critique. De même, en 2021, Emmanuel Macron a mandaté une commission d’expert-e-s dont les conclusions avaient pour but de promouvoir l’esprit critique contre les mouvements de désinformation sur internet qui nourrissent, entre autres, les idéologies anti-vaccinales. Plusieurs problèmes donc, mais une seule et même solution : l’esprit critique !

Pour beaucoup, l’esprit critique est le remède à bien des problèmes. Et certains travaux scientifiques le suggèrent ! Des recherches ont mis en évidence que les personnes qui performent mieux à un test d’esprit critique croient moins aux théories du complot (Lantian et al., 2021). Le test en question portait sur l’analyse d’un texte argumenté, et la rédaction d’une réponse à ce texte. Par ailleurs, le fait de réfléchir de façon méthodique, en décomposant les problèmes, est associé à un meilleur discernement des informations vraies et fausses sur internet (Ross et al., 2021). Par contre, se fier à ses intuitions et tirer des conclusions hâtives est associé à davantage de croyances complotistes (Pytlik et al., 2020). Tous ces travaux suggèrent que ce qu’on entend communément par « esprit critique » – pensée méthodique, rejet des conclusions hâtives, … – constitue une piste prometteuse pour lutter contre les croyances problématiques. 

En somme, dirait-on, l’esprit critique, c’est vraiment super ! Mais j’ai envie de vous demander : qu’est-ce que c’est, au fond, l’esprit critique ? Nous comprenons toutes et tous cette notion à notre manière… mais quand il s’agit de la définir précisément, les choses se corsent, y compris dans les milieux académiques. Si la réflexion autour de l’esprit critique est aussi ancienne que l’histoire de la philosophie, la première définition formelle de l’esprit critique (critical thinking en version originale) apparaît dans les années 1910. Le philosophe et psychologue John Dewey le définit comme « [un] examen actif, persistant et attentif de toute croyance ou forme supposée de connaissance, examen mené à la lumière des motifs qui soutiennent cette croyance et des conclusions auxquelles elle tend […]. C’est un effort conscient et volontaire pour établir la croyance sur une base solide de preuves et de rationalité » (Dewey, 1910, p. 6). Tout un programme ! Ensuite, dans les années 1970-1980, le courant de l’esprit critique a pris de l’ampleur en philosophie de l’éducation, en psychologie cognitive, mais également en sciences de l’argumentation et en management. Aujourd’hui, il existe tout un tas de formations à l’esprit critique et des tests visant à l’évaluer. 

Pourtant, malgré toutes ces recherches sur le sujet, nous ne disposons pas encore d’une définition de l’esprit critique qui mettrait tout le monde d’accord . Et pour cause : chaque chercheur et chercheuse amène sa pierre à l’édifice en apportant une nouvelle définition, sans vraiment préciser ce qui ne fonctionnait pas avec les précédentes et ce que la sienne apporte en plus. À titre d’exemple, Céline Schöpfer, première autrice de cet épisode, a recensé dans le cadre de sa thèse plus d’une vingtaine de définitions issues de la littérature spécialisée.

Ce manque de clarté sur ce qu’est l’esprit critique a pour conséquence que, dans le  grand public, chacun et chacune y va de sa propre définition. Ces définitions sont parfois approximatives, parfois carrément fausses. Par exemple, vous avez peut-être vu sur les réseaux sociaux des personnes qui défendent des théories alternatives, voire franchement conspirationnistes, se revendiquer “penseur-se-s critiques”(Harambam & Aupers, 2016). Ces personnes sont persuadées de faire preuve d’esprit critique : elles pensent différemment du reste de la société, font leurs « propres recherches » (Levy, 2022) et « pensent par elles-mêmes ». Or s’il est évident qu’une dose de scepticisme vis-à-vis des paroles d’autorité est nécessaire pour faire preuve d’esprit critique, estimer qu’on peut penser tout seul, « par soi-même », est un leurre. Cette posture révèle une mécompréhension de ce qu’est l’esprit critique : l’« individualisme épistémique » (Guillon, 2018). Epistémique, c’est un adjectif compliqué pour désigner ce qui renvoie à la connaissance. L’individualisme épistémique peut se résumer en une phrase : je devrais tout vérifier par moi-même pour développer des connaissances, car je ne peux en aucune circonstance me fier au témoignage d’autrui. Le problème avec cette posture, c’est que l’immense majorité de nos connaissances provient d’autrui — y compris certains éléments de notre propre vie. Pensez par exemple à votre date et lieu de naissance. Les raisons qui font que l’on ne peut pas être pleinement autonome sur tous les sujets sont multiples : on peut mentionner le manque de temps, ou l’inaccessibilité de certains domaines qui demandent une formation très pointue (par exemple en mathématiques). Il faut donc accepter que nous sommes novices dans de très nombreux domaines. En conséquence, nous devons accepter de « croire sans savoir », et accepter le fait que l’on dépend des autres pour connaître le monde (Hardwig, 1985). 

Cette mauvaise compréhension de l’esprit critique peut expliquer pourquoi les personnes complotistes tendent à considérer qu’elles font preuve de davantage d’esprit critique que le reste de la population (Nera et al., 2022). En fait, le penseur ou la penseuse critique n’est pas celle qui pense toute seule. C’est celle qui sait discerner ce qui constitue ou non une source d’information fiable. En effet, si les auteurs et autrices  ne parviennent pas à un consensus quant à la définition de l’esprit critique, il existe quand même certains points d’accord. Par exemple, il est communément admis que l’esprit critique est constitué de certaines compétences cognitives (Glaser, 1941) : clarifier des énoncés, analyser des arguments, évaluer des sources, émettre des hypothèses, interpréter des données, etc. Mais l’esprit critique inclut également certaines attitudes : par exemple, l’ouverture d’esprit, la curiosité ou l’humilité intellectuelle. Enfin, l’esprit critique repose sur un certain nombre de connaissances : des connaissances propres au sujet que l’on souhaite critiquer, mais aussi certaines connaissances sur la manière dont se construisent les connaissances scientifiques (on parle d’épistémologie), le fonctionnement des médias ou encore sur le fonctionnement de notre propre cognition. L’esprit critique, c’est donc cet ensemble de compétences cognitives, d’attitudes et de connaissances qui guide la décision quant à ce que l’on accepte de croire ou non et de faire ou non (Ennis, 2015). 

Un concept très vaste donc… Ceci explique sans doute pourquoi, dans la littérature scientifique sur la psychologie des fausses croyances, on parle finalement relativement peu d’esprit critique – même si de nombreux concepts s’en rapprochent, comme la pensée analytique (Ross et al., 2021), l’humilité intellectuelle (Bowes et al., 2020), ou la sensibilité métacognitive (la capacité à évaluer de façon critique son propre niveau de connaissance, Dobbs et al., 2021). On trouve dans ces concepts un écho aux différentes dimensions de l’esprit critique que nous venons d’évoquer. 

Mais l’esprit critique en tant que tel reste un objet vaste et, par certains aspects, ambigu. Il est à la fois présenté comme remède à la prolifération des fausses croyances et revendiqué par les tenants des croyances en question. Souvent, ce genre d’ambiguïtés dans la compréhension commune des mots peut être résolue en se référant aux travaux scientifiques; néanmoins, ce n’est pas le cas pour l’esprit critique. Tout au plus, on sait ce que l’esprit critique n’est pas. Quoiqu’il en soit, si on souhaite promouvoir et enseigner l’esprit critique, il faut au préalable définir clairement ce dont on parle, faute de quoi on pourrait bien faire pire que mieux. Car pour reprendre l’expression de la philosophe Jennifer Mulnix, comment viser dans le mille, si on ne voit même pas la cible sur laquelle on tire ?

Merci d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs réalisée par Céline Schöpfer, doctorante en philosophie à l’université de Genève, et Kenzo Nera, chercheur postdoctoral à l’université libre de Bruxelles. Il a été relu par Magali Beylat et Olivier Klein et vous était conté par Kenzo Nera.

Nous vous retrouvons très vite pour de nouveaux épisodes passionnants ! 

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References 

Bowes, S. M., Costello, T. H., Ma, W., & Lilienfeld, S. O. (2020). Looking under the tinfoil hat: Clarifying the personological and psychopathological correlates of conspiracy beliefs. Journal of Personality, 89(3), 422-436.

Dewey, J. (1910). How we think. D.C. Heath & Co Publishers.

Dobbs, M., DeGutis, J., Morales, J., Joseph, K., & Swire-Thompson, B. (2023). Democrats are better than Republicans at discerning true and false news but do not have better metacognitive awareness. Communications Psychology, 1(1), 46.

Ennis, R. H. (2015). Critical Thinking : A Streamlined Conception. In M. Davies & R. Barnett (Éds.), The Palgrave Handbook of Critical Thinking in Higher Education (p. 31‑47). Palgrave Macmillan US. https://doi.org/10.1057/9781137378057

Glaser, E. M. (1941). An experiment in the development of critical thinking. Teachers College, Columbia University.

Guillon, J. B. (2018). Les théories du complot et le paradoxe de l’individualisme épistémique. Diogène, (1-2), 54-87.

Harambam, J., & Aupers, S. (2016). ‘I am not a conspiracy theorist’: Relational identifications in the Dutch conspiracy milieu. Cultural Sociology, 11(1), 113-129.

Hardwig, J. (1985). Epistemic dependence. The Journal of philosophy, 82(7), 335-349.

Lantian, A., Bagneux, V., Delouvée, S., & Gauvrit, N. (2021). Maybe a free thinker but not a critical one: High conspiracy belief is associated with low critical thinking ability. Applied Cognitive Psychology, 35(3), 674-684.

Nera, K., Jetten, J., Biddlestone, M., & Klein, O. (2022). ‘Who wants to silence us’? Perceived discrimination of conspiracy theory believers increases ‘conspiracy theorist’identification when it comes from powerholders–But not from the general public. British Journal of Social Psychology, 61(4), 1263-1285.

Pytlik, N., Soll, D., & Mehl, S. (2020). Thinking preferences and conspiracy belief: Intuitive thinking and the jumping to conclusions-bias as a basis for the belief in conspiracy theories. Frontiers in psychiatry, 11, 568942.

Ross, R. M., Rand, D. G., & Pennycook, G. (2021). Beyond “fake news”: Analytic thinking and the detection of false and hyperpartisan news headlines. Judgment and Decision making, 16(2), 484-504.