Mes collègues ne m’invitent jamais : l’ostracisme vu par la psychologie scientifique

Bienvenue dans Milgram de savoirs, le podcast qui démystifie la psychologie scientifique. Si 1000 grammes ne rentrent pas dans le programme, pourquoi pas une dose de 100 le temps d’un instant ?

Cet épisode a été écrit par Noémie Brison, doctorante de l’université Catholique de Louvain,  et vous est conté par Pascaline Van Oost.

Un jour de 1983, Kipling Williams, un psychologue social, se promène dans un parc avec son chien quand, soudain, un frisbee roule jusqu’à ses pieds. Il se retourne, aperçoit deux garçons qui le regardent avec intérêt, et il leur relance le frisbee. A son grand étonnement, les deux garçons lui relancent le disque dans la foulée, et débute alors un jeu à trois. Mais, après quelques passes, sans raison apparente, les deux garçons arrêtent de lancer le frisbee au nouvel arrivant. Un peu après, Kipling Williams est surpris de constater à quel point il se sentait mal à cause de cette exclusion, et il réalise que reproduire un scénario similaire dans un contexte de laboratoire, ça pourrait être un excellent moyen d’étudier “l’ostracisme”, c’est-à-dire le phénomène d’exclusion sociale. Cette promenade au parc marquera ainsi le début des travaux sur l’ostracisme en psychologie sociale [1].

Photo de Michael Held sur Unsplash

Concrètement, l’ostracisme correspond à la perception d’une personne d’avoir été ignorée ou exclue par autrui [2]

Pour étudier ce phénomène, et suite à cet épisode au parc, Kipling Williams crée un dispositif en ligne. Dans celui-ci, les participant·es doivent prendre part à un jeu de ballon virtuel – le cyberball game – au cours duquel le·la participant·e reçoit comme consigne de renvoyer la balle aux personnes qui jouent avec lui·elle. En réalité, les autres personnes qui jouent à la balle ne sont pas réelles, ce sont sont des algorithmes qui excluent les participant·es à l’étude en ne leur renvoyant en fait pas la balle. Cette technique permettant d’induire un sentiment d’ostracisme a été – et est toujours – utilisée dans de nombreuses études traitant de l’ostracisme [3].

Mais pourquoi Kipling Williams s’est-il senti si mal ?

Une étude a montré que le fait d’être ostracisé·e active les mêmes zones du cerveau que la douleur physique, entre autres le cortex cingulaire antérieur, situé à l’avant du cerveau [4]. C’est donc une réelle source de douleur, alors même qu’il s’agit d’un phénomène d’origine sociale.

Plus surprenant encore, des recherches ont montré que les humains disposaient d’un système de détection d’ostracisme tellement sensible que le simple fait d’observer une tierce personne se faire exclure dans des conditions expérimentales suffisait à activer ces zones du cerveau, surtout lorsque nous sommes émotionnellement proches de la victime [5]. Ce phénomène s’expliquerait par des réactions d’empathie à l’égard de la personne qui est ostracisée [5]. Cela suggère que lorsque vous regardez le fameux “Maman j’ai raté l’avion”, voir le jeune Kevin resté seul chez lui, oublié de toute sa famille, pourrait activer chez vous ces aires cérébrales liées à la douleur.

Qu’en est-il de l’ostracisme en dehors des laboratoires ?

Au-delà de ces études en laboratoire, les phénomènes d’exclusion peuvent avoir lieu dans divers contextes sociaux, notamment dans la sphère professionnelle. Une étude a révélé que, sur une période de 5 ans, 66% des employé·es s’étaient déjà senti·es ignoré·es ou exclu·es [6]. Par conséquent, l’ostracisme a suscité l’intérêt des chercheur·euses en psychologie du travail et notamment de Lance Ferris. Cet auteur a introduit le concept d’ostracisme au travail en 2008 et l’a défini comme la perception d’un·e employé·e d’avoir été exclu·e et/ou ignoré·e par d’autres personnes sur son lieu de travail [7].

Une question vous vient peut-être à l’esprit: finalement, à choisir, est-il préférable d’être ostracisé·e, càd de ne recevoir aucune attention, ou de recevoir une attention… négative ? 

Et oui, l’ostracisme se distingue d’autres mauvais traitements (comme le harcèlement) dans le sens où l’ostracisme consiste en une absence totale d’attention, alors que le harcèlement représente une forme négative d’attention. 

Et justement, le caractère répandu de l’ostracisme au travail s’explique notamment par un surprenant paradoxe. De prime abord, une personne lambda tend à juger l’ostracisme comme moins problématique sur le plan moral et moins dommageable pour les victimes, que le harcèlement [8]. Dans le même ordre d’idées, l’ostracisme est plus fréquent que le harcèlement sur les lieux de travail [8]. Cependant et contre toute attente, l’ostracisme au travail est, en comparaison au harcèlement, plus mal vécu par les victimes [8].

Ce résultat surprenant s’explique par le fait que l’ostracisme au travail menace plus sévèrement le besoin fondamental d’appartenance à un groupe, comparativement au harcèlement (qui consiste malgré tout en une forme d’attention) [8].

Attention, l’objectif n’est pas de minimiser les conséquences du harcèlement, mais plutôt d’attirer l’attention sur le fait que, en dépit des apparences, l’ostracisme au travail est une expérience très douloureuse pour les personnes qui en sont victimes.

Les conséquences de l’ostracisme au travail

L’ostracisme au travail menace les besoins psychologiques fondamentaux des employé·es, et en particulier leur besoin d’appartenance, ce phénomène est donc dommageable pour le bien-être des victimes. Par exemple, plusieurs études ont montré que les victimes d’ostracisme au travail rapportaient de plus hauts niveaux d’épuisement émotionnel et de dépression [9].

Ensuite, l’ostracisme au travail influence négativement les attitudes des employé·es envers leur travail et leur organisation. A titre d’exemple, le fait de se faire ostraciser est négativement lié à la satisfaction au travail, à l’engagement dans le travail, ainsi qu’à l’attachement affectif des employé·es à leur organisation [9].

Enfin, l’ostracisme au travail est associé à des comportements qui vont à l’encontre du bon fonctionnement de l’organisation. Entre autres, les victimes d’ostracisme ont davantage l’intention de quitter leur lieu de travail et adoptent plus de comportements contre-productifs [9]

Les prédicteurs de l’ostracisme au travail

Au vu de ces conséquences négatives, plusieurs études se sont focalisées sur les facteurs susceptibles de favoriser ou de prévenir l’émergence de l’ostracisme au travail. Tout d’abord, il apparaît que certains groupes de personnes sont plus à risque de vivre de l’ostracisme au travail. Par exemple, les employé·es qui travaillent à temps partiel [9], qui ne parlent pas la langue officielle de l’organisation [10], ainsi que les employé·es appartenant à des minorités sociales [11] sont davantage ostracisé·es.

Par ailleurs, les employé·es extraverti·es, consciencieux·ieuses et agréables sur le plan interpersonnel sont moins souvent touché·es par l’ostracisme au travail [9]. A l’inverse, les travailleur·euses qui ressentent plus fréquemment et intensément les émotions négatives rapportent être plus souvent touchées par l’ostracisme au travail [9]. Pour mieux cerner ces traits de personnalité, nous vous invitons à écouter notre épisode 100g “Qui êtes-vous ? L’étude scientifique de la personnalité”. 

Enfin, la relation que les employé·es entretiennent avec leur supérieur·e hiérarchique joue un rôle prépondérant dans l’émergence – ou non – du sentiment d’ostracisme au travail. Par exemple, les employé·es qui perçoivent des comportements hostiles répétés de la part de leur supérieur·e hiérarchique sont plus susceptibles de rapporter avoir été ostracisé·es sur leur lieu de travail [9]. Inversement, les employé·es qui entretiennent une relation de bonne qualité avec leur supérieur·e hiérarchique se sentent moins ostracisé·es au travail  [9]

Il est à noter que, dans cet épisode, nous avons principalement évoqué l’ostracisme dans le contexte du travail, mais ce phénomène a aussi été étudié auprès d’autres populations comme les enfants en âge scolaire [12], les personnes âgées [13], ou encore les personnes atteintes de troubles mentaux [14].

En résumé, l’ostracisme est un phénomène très présent dans notre vie quotidienne, notamment au travail, et est à l’origine de conséquences néfastes tant pour les victimes que pour les organisations. En sachant qu’un petit geste peut faire la différence, n’oubliez pas de proposer à votre nouvelle collègue de se joindre à vous lors de la prochaine pause-café ! N’hésitez pas à vérifier une seconde fois qu’il ne manque personne dans la liste des destinataires du mail que vous êtes sur le point d’envoyer et pensez à prévenir votre collègue qui vient de revenir de vacances que l’horaire de la réunion d’équipe a été modifié.

Merci d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs réalisée par Noémie Brison doctorante de l’université Catholique de Louvain et vous est conté par Pascaline Van Oost.

Nous vous retrouvons très vite pour de nouveaux épisodes passionnants ! 

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Références: 

[1] Williams, K. D., & Jarvis, B. (2006). Cyberball: A program for use in research on interpersonal ostracism and acceptance. Behavior Research Methods, 38(1), 174-180. https://doi.org/10.3758/BF03192765

[2] Williams, K. D., & Sommer, K. L. (1997). Social ostracism by coworkers: Does rejection lead to loafing or compensation?. Personality and Social Psychology Bulletin, 23(7), 693-706. https://doi.org/10.1177/0146167297237003

[3] Hartgerink, C. H., Van Beest, I., Wicherts, J. M., & Williams, K. D. (2015). The ordinal effects of ostracism: A meta-analysis of 120 Cyberball studies. PloS One, 10(5), 1-24. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0127002

[4] Eisenberger, N. I., Lieberman, M. D., & Williams, K. D. (2003). Does rejection hurt? An FMRI study of social exclusion. Science, 302, 290–292. http://dx.doi.org/10.1126/science.1089134

[5] Beeney, J. E., Franklin Jr, R. G., Levy, K. N., & Adams Jr, R. B. (2011). I feel your pain: emotional closeness modulates neural responses to empathically experienced rejection. Social Neuroscience, 6(4), 369-376. https://doi.org/10.1080/17470919.2011.557245

[6] Fox, S., & Stallworth, L. E. (2005). Racial/ethnic bullying: Exploring links between bullying and racism in the US workplace. Journal of Vocational Behavior, 66(3), 438-456. https://doi.org/10.1016/j.jvb.2004.01.002

[7] Ferris, D. L., Brown, D. J., Berry, J. W., & Lian, H. (2008). The development and validation of the Workplace Ostracism Scale. Journal of Applied Psychology, 93(6), 1348-1366. https://doi.org/10.1037/a0012743

[8] O’Reilly, J., Robinson, S. L., Berdahl, J. L., & Banki, S. (2015). Is negative attention better than no attention? The comparative effects of ostracism and harassment at work. Organization Science, 26(3), 774–793. http://dx.doi.org/10.1287/orsc.2014.0900

[9] Howard, M. C., Cogswell, J. E., & Smith, M. B. (2020). The antecedents and outcomes of workplace ostracism: A meta-analysis. Journal of Applied Psychology, 105(6), 577-596. https://doi.org/10.1037/apl0000453

[10] Hitlan, R. T., Kelly, K. M., Schepman, S., Schneider, K. T., & Zárate, M. A. (2006). Language exclusion and the consequences of perceived ostracism in the workplace. Group Dynamics: Theory, Research, and Practice, 10(1), 56-70. https://doi.org/10.1037/1089-2699.10.1.56

[11] DeSouza, E. R., Wesselmann, E. D., & Ispas, D. (2017). Workplace discrimination against sexual minorities: Subtle and not-so-subtle. Canadian Journal of Administrative Sciences, 34(2), 121–132. https://doi.org/10.1002/cjas.1438.

[12] Buhs, E. S., Ladd, G. W., & Herald, S. L. (2006). Peer exclusion and victimization: Processes that mediate the relation between peer group rejection and children’s classroom engagement and achievement? Journal of Educational Psychology, 98(1), 1–13. https://doi.org/10.1037/0022-0663.98.1.1

[13] Shao, L., Yu, G., & Zhang, D. (2022). The mechanisms underlying the negative effect of depression on life satisfaction among the elderly: the roles of ostracism and economic income. International Psychogeriatrics, 34(8), 715-724.   https://doi.org/10.1017/S1041610221001162

[14] Perry, Y., Henry, J. D., Sethi, N., & Grisham, J. R. (2011). The pain persists: How social exclusion affects individuals with schizophrenia. British Journal of Clinical Psychology, 50(4), 339-349. https://doi.org/10.1348/014466510X523490