L’épineux dilemme des femmes : réussir ou être appréciées

Cet épisode a été écrit par Julien Barbedor, doctorant de l’université Catholique de Louvain avec l’aide de Sarah Leveaux et Kenzo Nera et vous est conté par Pascaline Van Oost.

Pour introduire cet épisode, commençons par un constat simple : Les femmes réussissent mieux que les garçons à l’école/ mais s’insèrent moins bien professionnellement.

Effectivement, saviez-vous que tous les ans, la réussite au baccalauréat en France est plus importante d’environ 5 à 10% chez les filles que les garçons [1] [2] ? Ceci est vrai pour tous les types de bac (généraux, technologiques et professionnels) et dans toutes les filières (scientifiques, économiques, littéraires, etc.) [3]. Cette tendance se vérifie dans plusieurs pays d’Europe et semble prédominante. En revanche, on constate que l’insertion professionnelle est plus difficile pour les femmes que pour les hommes. En effet, quelques années après leur diplôme, les femmes sont moins nombreuses à avoir des emplois stables et occupent des postes moins bien rémunérés que les hommes. Ce constat ne semble pas très logique et intuitif…

Alors, comment expliquer ce paradoxe ? Pourquoi les femmes qui réussissent mieux à l’école sont-elles moins bien insérées professionnellement ensuite ?

Les rôles sociaux

Une partie de la réponse à cette question se trouve dans la façon dont les femmes et les hommes sont perçu·e·s et des rôles qui leur sont attribués dans la société. En psychologie sociale, la recherche sur les stéréotypes de genre montre que les femmes subissent un phénomène nommé “retour de manivelle” (ou Backlash, en version originale) quand elles dévient des stéréotypes qui sont associés au genre féminin. Par exemple, une femme qui ne veut pas d’enfant sera perçue négativement car elle sort des stéréotypes féminins, qui attribuent au femme l’envie de procréer, l’instinct maternel, etc. La perception négative de ces femmes qui ne veulent pas d’enfant sera donc la résultante du fameux effet Backlash dont nous parlons.

Ce phénomène s’appuie sur la théorie des rôles sociaux [4] qui stipule que nous pensons que femmes et hommes possèdent des caractéristiques différentes et doivent donc occuper des rôles différents. Selon les rôles définis dans la société, les hommes devraient ainsi être compétents et ambitieux, ce qui leur vaut d’être associés aux mondes du travail, des sciences, ou des technologies, alors que les femmes devraient être chaleureuses et serviables. Elles hériteraient donc naturellement des tâches liées au foyer, à l’éducation des enfants ou encore à la cuisine.

Ces stéréotypes sont largement partagés et présents dans notre environnement. Par exemple, avez-vous déjà essayé de trouver l’image d’une « personne intelligente » dans un moteur de recherche ? Une étude [5] montre que les images qui sortent en cherchant des traits de compétence sont majoritairement celles d’hommes alors que pour des traits de sympathie, ce sont majoritairement des images de femmes qui apparaissent.

Mais alors, c’est quoi plus précisément le Backlash ?

L’effet Backlash [6] est donc une sanction sociale qui s’applique à une personne déviant du rôle social qui lui est prescrit. Plus concrètement, il va s’agir du contrecoup que l’on va subir lorsque nous allons sortir de ce qui est traditionnellement attendu de nous dans la société. Par exemple, un garçon qui pleure s’écarte du stéréotype selon lequel “un homme ne doit pas pleurer” et pourra être réprimandé par ses parents – car cet effet Backlash se retrouve aussi projeté sur les enfants [7]. C’est pour ces raisons que les femmes très compétentes et ambitieuses vont être sanctionnées socialement, car elles ne correspondent pas à l’image que l’on se fait de la femme dans la société aujourd’hui. La compétence et l’ambition sont perçues comme des qualités masculines. Cela explique pourquoi les femmes compétentes vont souvent être perçues comme froides, arrogantes et hostiles. Au contraire, cette sanction ne s’appliquera pas aux hommes compétents car ceux-ci restent dans le rôle que leur prescrit la société.

Précisons que l’effet backlash existe aussi chez les hommes qui manifestent des qualités de bienveillance et de sensibilité, des qualités traditionnellement féminines. En sortant de leur rôle d’hommes virils prescrit par la société, les hommes émotifs sont sanctionnés : plusieurs études montrent qu’on les trouve alors moins compétents [8, 9].

Le Backlash dans le monde du travail

Une recherche de 2011 [10] a montré qu’une personne qui affirme ne pas avoir besoin d’aide dans son travail est vue comme très compétente. Par contre, si cette personne [qui dit ne pas avoir besoin d’aide] est une femme, alors elle sera aussi perçue comme désagréable. En revanche, quand c’est un homme qui affirme ne pas avoir besoin d’aide, il sera vu comme compétent, mais pas moins sympathique. Evidemment, une femme qui affirme ne pas avoir besoin d’aide, c’est contradictoire… c’est une antithèse. Parce que dans l’image que l’on a créé de la femme, celle-ci a besoin d’être secourue, aidée, protégée.

Ainsi, l’effet Backlash met en évidence que contrairement aux hommes, les femmes “paient” le prix de leur compétence sur la sympathie qu’elles dégagent.

Quelles sont les conséquences sur le recrutement des femmes ?

Ce prix à payer pour être compétente ne s’arrête malheureusement pas à une simple perception d’hostilité chez les femmes. De nombreuses recherches ont investigué les différentes répercussions de cette perception de “manque de sympathie” chez les femmes considérées compétentes.

Vous l’aurez compris, on retrouve des conséquences de l’effet Backlash dans la difficulté des femmes à être recrutées professionnellement.

Certains travaux [11] montrent qu’une femme ayant un niveau de compétence excellent a deux fois moins de chances d’être recontactée pour un entretien, qu’un homme du même niveau de compétence. Une femme aura même 3 fois moins de chance d’être recontactée si elle est diplômée en mathématiques !

Paradoxalement, ces mêmes travaux montrent qu’une femme moyennement compétente à plus de chances d’être recontactée qu’une femme très compétente. Etonnant non ? Pas tant que cela en réalité. On se rend compte en fait que les femmes très compétentes sortent tellement de leur rôle, qu’elles sont donc bien moins appréciées que les femmes moyennement compétentes.

Un problème sociétal au-delà des individus

Cet effet de Backlash, en sanctionnant les comportements qui vont à l’encontre des rôles prescrits,  constitue très vraisemblablement un frein majeur à l’émancipation des femmes. En effet, une femme brillante aura besoin de se détacher de son rôle de femme chaleureuse pour s’affirmer et réussir sa carrière. D’un autre côté, une femme qui sort de son rôle sera automatiquement sanctionnée, qualifiée de désagréable et considérée comme manquant de sympathie. Cela crée donc un cercle vicieux dans lequel les femmes sont, de fait, encouragées à se montrer moins compétentes, afin de pouvoir être appréciées, dans la société. Ce biais confronte les femmes à un dilemme : choisir entre être respectée et être appréciée, choix que les hommes n’ont pas à faire. [12]

Le Backlash restreint donc les possibilités des femmes d’acquérir un statut élevé et un emploi prestigieux, mais il encourage également la pérennité des stéréotypes de genre en incitant les femmes à rester dans leur rôle de femme subordonnée et les hommes à travailler dur pour ramener l’argent à la maison. Par conséquent, les effets du Backlash sont nocifs pour les individus, mais nuisent aussi à la société dans son ensemble.

En résumé, comparativement aux hommes, les femmes compétentes et ambitieuses sont souvent davantage perçues comme désagréables du fait des rôles différents prescrits pour les femmes et les hommes dans la société. Cet effet permet donc de comprendre pourquoi les filles qui réussissent mieux que les garçons à l’école sont par la suite moins bien insérées professionnellement.

Maintenant que vous connaissez l’envers du décor, la prochaine fois que vous jugerez sévèrement une personne qui sort de son rôle social, vous penserez peut-être à nous et vous rendrez peut-être compte des mécanismes qui entrent en jeu dans votre jugement ! Si à l’avenir vous êtes agacé-e par la réussite d’une femme, demandez-vous si face à un homme, vous n’auriez pas simplement été content·e pour lui.

Merci d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs écrite par Julien Barbedor doctorant de l’université catholique de Louvain, avec l’aide de Sarah Leveaux et Kenzo Nera. L’épisode était raconté par Pascaline Van Oost. Nous vous retrouvons très vite pour de nouveaux épisodes passionnants !

Références

[1] https://www.verslehaut.org/wp-content/uploads/2019/06/Note-de-de%CC%81cryptage-Filles-et-garc%CC%A7ons-face-au-bac-VersLeHaut.pdf

[2] https://www.education.gouv.fr/filles-et-garcons-sur-le-chemin-de-l-egalite-de-l-ecole-l-enseignement-superieur-edition-2019-11861

[3] https://www.education.gouv.fr/filles-et-garcons-sur-le-chemin-de-l-egalite-de-l-ecole-l-enseignement-superieur-edition-2021-322668 (page 15)

[4] Eagly, A. H. (1987). Sex differences in social behavior: A social-role interpretation. Lawrence Erlbaum.

[5] Otterbacher, J., Bates, J., & Clough, P. (2017, May). Competent men and warm women: Gender stereotypes and backlash in image search results. In Proceedings of the 2017 chi conference on human factors in computing systems (pp. 6620-6631).

[6] Rudman, L. A. (1998). Self-promotion as a risk factor for women: the costs and benefits of counterstereotypical impression management. Journal of personality and social psychology74(3), 629. (pdf)

[7] Sullivan, J., Moss-Racusin, C., Lopez, M., & Williams, K. (2018). Backlash against gender stereotype-violating preschool children. PloS one13(4), e0195503. (pdf)

[8] Rudman, L. A., & Glick, P. (1999). Feminized management and backlash toward agentic women: the hidden costs to women of a kinder, gentler image of middle managers. Journal of personality and social psychology, 77(5), 1004. (pdf)

[9] Rudman, L. A., & Glick, P. (2001). Prescriptive gender stereotypes and backlash toward agentic women. Journal of social issues, 57(4), 743-762. (pdf)

[10] Becker, J. C., Glick, P., Ilic, M., & Bohner, G. (2011). Damned if she does, damned if she doesn’t: Consequences of accepting versus confronting patronizing help for the female target and male actor. European Journal of Social Psychology41(6), 761-773. (pdf)

[11] Quadlin, N. (2018). The mark of a woman’s record: Gender and academic performance in hiring. American Sociological Review, 83(2), 331-360. (pdf)

[12] Phelan, J. E., & Rudman, L. A. (2010). Prejudice toward female leaders: Backlash effects and women’s impression management dilemma. Social and Personality Psychology Compass4(10), 807-820. (pdf)