C’est quoi la “science” ? Une interview avec Florian Cova 

Bienvenue dans Milgram de Savoirs, un podcast de psychologie scientifique !

De psychologie scientifique… Mais en fait, qu’est-ce que cela signifie exactement, “scientifique” ? Que les chercheuses et chercheurs sont particulièrement rigoureux ? Qu’ils mettent entièrement de côté leurs préjugés, et observent la réalité de façon neutre et dépassionnée ?

Finalement, comment peut-on distinguer une approche scientifique d’une approche qui ne l’est pas ? 

En tant que chercheurs et chercheuses, nous avons une compréhension intuitive de ces enjeux. Nous avons notre petite idée sur ce qui fait la spécificité d’une approche scientifique : le fait, par exemple, de formuler des hypothèses qui peuvent être testées, ou d’éviter de chercher à tout prix à confirmer nos intuitions. Cette compréhension est parfois inspirée par la lecture – souvent très superficielle, il faut le dire – de grands noms de la philosophie des sciences, comme Karl Popper ou Thomas Kuhn. 

Mais pour paraphraser le philosophe youtubeur Mr. Phi, “La philosophie des sciences, ce n’est pas juste un hobby de scientifiques”. Pour cette raison, nous avons souhaité discuter de nos représentations de la psychologie scientifique avec un expert de ces questions.

Florian Cova est professeur de philosophie à l’université de Genève. Ses travaux portent entre autres sur le sens de la vie, et sont à la croisée des sciences cognitives et de la philosophie. Si nous le recevons aujourd’hui, c’est parce qu’il enseigne également la philosophie des sciences. Un de ses cours porte sur la question de ce qui distingue sciences et pseudosciences.

Florian Cova, Professeur de Philosophie à l’Université de Génève

Partant de là, nous avons souhaité l’inviter pour discuter d’une question qui nous hante depuis la création du podcast: qu’est-ce que c’est, exactement, la psychologie scientifique ? 

Lexique

Alfred Adler (1870-1937) et Sigmund Freud (1856-1939) sont deux figures importantes de la psychanalyse.

Karl Popper (1902-1994) est un philosophe des sciences, psychologue de formation. Il est connu pour avoir théorisé la distinction entre science et pseudosciences. Dans ce cadre, il a proposé un critère de démarcation : la réfutabilité. Selon la version forte de ce critère, une discipline ne peut être considérée comme scientifique que si les expériences qu’elle propose sont susceptibles d’invalider les théories testées. Il est aujourd’hui admis que ce critère est trop fort et ne reflète pas le fonctionnement de la recherche scientifique.

Théorie de la relativité générale. Théorie de la gravitation formulée par Albert Einstein en 1915. Plutôt que de décrire la gravitation comme une force exercée par les corps (comme le proposait la théorie newtonienne de la gravitation universelle), la théorie de la relativité générale propose que la gravitation est une déformation de l’espace-temps par les objets massifs. L’intrigue du film Interstellar de Christopher Nolan repose en partie sur la théorie de la relativité générale : lorsque la présence d’un trou noir (qui est un objet extrêmement massif) à proximité des héros a pour conséquence qu’une heure passée pour les héros équivaut à 7 ans sur terre, il s’agit d’une application de la théorie de la relativité générale. Pour la petite histoire, les effets gravitationnels du film ont été calculés par des astrophysiciens (dont le prix Nobel Kip Thorne) : ils correspondent donc à ce qui se passerait réellement dans une situation semblable.

Imre Lakatos (1922-1974) est un philosophe des sciences d’origine roumaine et disciple de Karl Popper. Il a assoupli le critère de réfutabilité de Popper en proposant la notion de programme de recherche. Selon lui, un champ peut être considéré comme scientifique si confronté à des résultats contradictoires avec la théorie, les chercheur-se-s en profitent pour corriger la théorie et l’améliorer en proposant de nouvelles hypothèses susceptibles d’être testées. Dans cette situation, Lakatos parle de programme de recherche progressif (progressive research program). A l’inverse, un champ de recherche qui, face à des données contradictoires, produirait de nouvelles hypothèses dont l’unique but est d’immuniser la théorie contre les critiques, serait un champ de recherche non scientifique. Lakatos décrit cela comme un programme de recherche dégénératif (degenerative research program).

Johannes Kepler (1571-1630) est un astronome allemand qui fut le premier à découvrir que l’orbite des planètes autour du soleil n’était pas circulaire, mais elliptique.

Robert K. Merton (1910-2003) est un sociologue des sciences connu pour avoir théorisé l’éthos de la science, qui permet au travail scientifique de générer des connaissances fiables. Selon lui, l’éthos scientifique est constitué de 4 valeurs : l’universalisme (les preuves ne doivent pas être jugées en fonction du statut de la personne qui les propose), le communalisme (la nécessité de partager publiquement les preuves de ce que l’on avance), le désintéressement (le fait d’être intéressé – au moins en partie – par la recherche de la connaissance et de la vérité pour elles-mêmes) et le scepticisme organisé (les résultats scientifiques sont soumis à l’examen critique de la communauté pour attester de leur validité).

Francis Bacon (1561-1626) est un philosophe anglais notamment connu pour son Novum Organum (“le nouvel outil”) dans lequel il propose une description de la méthode scientifique.

Contexte de la découverte vs. contexte de la justification. Distinction proposée en 1938 par le philosophe Hans Reichenbach (1891-1953). Le contexte de la découverte renvoie à la manière dont les scientifiques formulent leurs théories et génèrent des hypothèses. Le contexte de la justification renvoie quant à lui à la manière dont ces théories et hypothèses sont défendues auprès des pairs scientifiques. Selon les personnes qui adhèrent à cette distinction, peu importe le contexte de  la découverte : ce qui importe, c’est le contexte de justification. Par exemple, une théorie scientifique valable peut très bien avoir été proposée par un-e auteur-ice suite à un rêve sous champignons hallucinogènes. Ce qui est important, c’est la manière dont la théorie, une fois proposée, sera défendue et justifiée (en répondant rigoureusement aux objections des pairs).

Autres références

L’étude française sur l’efficacité des thérapies en psychologie commanditée par l’INSERM: https://www.ipubli.inserm.fr/handle/10608/57

Nietzsche, F. (1874). Schopenhauer éducateur. Texte disponible ici : https://fr.wikisource.org/wiki/Schopenhauer_%C3%A9ducateur