Pourquoi sommes-nous conscient·e·s ?

Cet épisode a été écrit par Inès Mentec et Léa Moncoucy,  doctorantes en psychologie cognitive à l’Université libre de Bruxelles et vous est conté par Inès Mentec.

Une petite faim ? Vous croquez dans une pomme. Mmmmh ! Vous sentez le jus sucré emplir votre bouche. Ça vous rappelle la tarte aux pommes que faisait votre grand-mère quand vous étiez enfant. Elle était si bonne. Et puis, tout d’un coup, vous sentez une vague de nostalgie vous envahir…

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Toutes ces sensations, pensées et émotions, c’est ce qu’on appelle des expériences conscientes. Et des expériences conscientes, vous en avez à chaque instant de votre journée. En temps normal, on ne peut pas stopper le flot d’expériences conscientes. Quoi qu’il arrive, vous faites l’expérience de quelque chose.

Ces expériences conscientes n’appartiennent qu’à vous, elles sont subjectives (1). Personne ne peut sentir le jus de la pomme couler dans votre bouche de la manière dont vous le ressentez. Personne ne peut se rappeler un souvenir qui vous est arrivé à vous, exactement de la manière dont vous l’avez vécu. Vous pouvez bien sûr partager ces expériences à vos proches, leur raconter ce que vous vivez, décrire vos sensations, pensées et émotions. Mais ielles ne pourront jamais accéder directement à ce que vous vous vivez. Ielles n’auront accès qu’à une vague idée de votre expérience consciente, et de manière indirecte. C’est un peu comme si vous décriviez l’intérieur d’une pièce à quelqu’un qui ne l’a jamais vue de ses propres yeux.

Les sensations et expériences varient toujours d’un individu à l’autre. Mais la différence est encore plus prononcée quand on considère la différence avec d’autres espèces animales. Vous pouvez, en tant qu’humain.e, avoir une idée plus ou moins précise de ce que ressent un.e autre humain.e dégustant une banane. Même si vous préférez les pommes aux bananes, vous pouvez imaginer ce que ça fait d’aimer les bananes. Mais avez-vous la moindre idée de ce que ressentent des abeilles percevant le pôle nord ? 

Oui oui, nos amies les abeilles ont cette capacité de sentir la direction du pôle nord, ça les aide à se déplacer (2). Le processus est un peu compliqué et ce n’est pas l’objet de ce podcast mais retenez ceci : les abeilles sentent le pôle Nord alors que nous, simples humain.e.s, nous ne pouvons accéder à cette information qu’à l’aide d’une boussole, et donc de manière indirecte. Les abeilles ont une expérience directe du Pôle Nord, cela leur fait quelque chose d’y faire face ; tandis que nous avons besoin d’un outil pour accéder à cette information. Quel que soit le niveau de sophistication de nos boussoles ou de notre compréhension du fonctionnement des abeilles, on ne saura jamais ce que ressent l’abeille qui se dirige vers le nord.

Alors, me direz-vous, si personne ne peut accéder aux expériences conscientes des autres individus, comment les chercheur.se.s font-ielles pour les étudier ? C’est une très bonne question ! En fait, les chercheur.se.s utilisent des méthodes dites indirectes (3). Indirectes parce qu’elles mesurent des phénomènes associés aux expériences conscientes et non les expériences conscientes elles-mêmes. Comme évoqué plus tôt, vous pouvez décrire votre expérience avec plus ou moins de détails. De cette manière les scientifiques peuvent avoir un accès partiel à celle-ci. Cependant cette méthode a ses limites. Et oui, difficile de demander à une abeille de décrire son expérience… Et de même pour tout animal non-humain, ou un.e humain.e ne pouvant pas parler (pensez par exemple à un bébé, une personne endormie ou dans le coma, etc.)

Une autre méthode pour étudier les expériences conscientes consiste à observer les réactions du corps. Par exemple, si vous êtes effrayé.e par un coup de tonnerre qui vient de retentir, votre rythme cardiaque va accélérer, et ça, c’est mesurable. De cette manière, on peut inférer que vous êtes en train d’expérimenter de la peur en mesurant votre rythme cardiaque, ou d’autres indices corporels. Mais là encore, cette méthode a ses limites. Il n’y a pas une équivalence exacte entre les réactions corporelles et les expériences conscientes. Cela veut dire que l’on pourrait se tromper lorsque l’on suppose l’expérience consciente qui est associée à l’accélération du rythme cardiaque. Il peut s’agir de la peur de l’orage ou bien au contraire d’une fascination face à ce spectacle lumineux dans le ciel.  On ne peut pas lire dans votre esprit aussi facilement que ça.

Enfin, on peut aussi prêter attention à l’activité cérébrale (4). Par exemple, si on vous présente une image pour une courte durée, on observera différentes activations cérébrales en fonction de si vous la percevez consciemment ou non. On peut donc utiliser la neuro-imagerie pour étudier les expériences conscientes d’un individu dans l’incapacité de parler. Cela étant dit, là aussi impossible de lire directement dans vos pensées. Les chercheur.se.s ont encore du mal à interpréter l’activité neuronale et en déduire une expérience consciente associée.

A l’aide de ces méthodes, et de bien d’autres encore, les chercheur.se.s commencent petit à petit à comprendre comment fonctionnent les expériences consciences. On sait par exemple qu’une image présentée pour une trop courte durée sur un écran ne peut pas être perçue consciemment (5,6). On ne peut pas en faire l’expérience. Mais il existe une autre question qui va occuper les scientifiques encore pour un bon moment. Comme on a quelques petites difficultés à la résoudre, les philosophes l’ont appelé le ‘problème difficile de la conscience’ (7). Ça a le mérite d’être clair ! Cette question donc, c’est : pourquoi ? : Pourquoi les expériences conscientes existent-elles ? Peut-on imaginer que l’on fonctionnerait de la même manière sans ces expériences ? Sont-elles des phénomènes collatéraux de notre activité cérebrale, comme la chaleur émise par une ampoule qu’on utilise pour sa lumière ? Ou au contraire ont-elles une véritable fonction qui a un rôle dans l’évolution de notre espèce ?

Cette dernière idée, selon laquelle la conscience a une fonction intrinsèque, est l’hypothèse défendue par notre équipe de recherche, mais elle reste à être démontrée! (8). Nos expériences conscientes nous motiveraient à agir. Sans la sensation de faim ou le plaisir qu’elle nous procure, à quoi bon attraper cette pomme pour la manger ? Toute expérience consciente serait plutôt positive ou plutôt négative pour un individu, et nos actions auraient pour but de nous faire vivre plus d’expériences positives et moins d’expériences négatives. Alors, ça peut sembler évident pour l’expérience de dégustation de la délicieuse tarte de votre grand-mère (qui est positive) qu’on a envie de renouveler ou pour une expérience de douleur (qui est négative) qu’on a envie d’éviter. Mais ça l’est un peu moins pour l’expérience disons de la vision d’une tasse… Et pourtant certains travaux (9, 10, 11) ont montré l’existence de micro-valences, de petites positivité/négativité, pour ces expériences qu’on pourrait considérer comme a priori neutre. Et ces micro-valences nous guideraient dans nos choix du quotidien, comme par exemple, choisir rapidement entre deux tasses pour notre café du matin.

Mais finalement, à quoi bon étudier tout ça ? C’est vrai, ces questions semblent bien déconnectées de la vie réelle… Et bien voici une bonne raison : étudier la conscience permet de parier sur quels êtres (parmi les humains, les animaux non humains, les robots ou intelligences artificielles…) sont conscients ou non. Or, dès lors qu’un être est doté de conscience, il est possible qu’il puisse souffrir psychologiquement et/ou physiquement. Partant du principe que personne n’aime souffrir, nous devrions donc protéger les êtres conscients des souffrances qu’il pourraient ressentir. Un moyen de le faire est par exemple d’écrire des lois protégeant les êtres conscients. C’est ce qui a été fait dans plusieurs pays européens pour la protection des animaux de compagnie qui ne sont plus considérés comme de simples objets. Il est interdit de les battre car nous pensons qu’ils peuvent souffrir. Il n’y a pas de telle lois empêchant de battre une table car on ne les pense pas capables de souffrir. La recherche sur la conscience a donc, entre autres, des applications dans notre manière de nous comporter vis-à-vis des êtres qui nous entourent, dans notre manière de les considérer.

Merci d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs réalisée par Inès Mentec et Léa Moncoucy,  doctorantes en psychologie cognitive à l’Université libre de Bruxelles,  relu par l’équipe et conté par Inès Mentec.

Nous vous retrouvons très vite pour de nouveaux épisodes passionnants ! 

(1) Nagel, Thomas. “What is it like to be a bat?.” The philosophical review 83.4 (1974): 435-450.

(2) Frankel, R. B. (1984). Magnetic guidance of organisms. Annual review of biophysics and bioengineering, 13(1), 85-103.

(3) Timmermans, B., & Cleeremans, A. (2015). How can we measure awareness? An overview of current methods. Behavioural methods in consciousness research, 21, 21-46.

(4) Sergent, Claire, et al. “Bifurcation in brain dynamics reveals a signature of conscious processing independent of report.” Nature communications 12.1 (2021): 1149.

(5) Lanfranco, R. C., Canales-Johnson, A., Rabagliati, H., Cleeremans, A., & Carmel, D. (2021). Minimal exposures reveal visual processing priorities. bioRxiv, 2021-10.

(6) Lawless, H. T., Heymann, H., Lawless, H. T., & Heymann, H. (1999). Measurement of sensory thresholds. Sensory evaluation of food: principles and practices, 173-207.

(7) Chalmers, David J. “Facing up to the problem of consciousness.” Journal of consciousness studies 2.3 (1995): 200-219.

(8) Cleeremans, Axel, and Catherine Tallon-Baudry. “Consciousness matters: phenomenal experience has functional value.” Neuroscience of consciousness 2022.1 (2022): niac007.

(9) Lebrecht, S., & Tarr, M. (2010). Defining an object’s micro-valence through implicit measures. Journal of Vision, 10(7), 966-966.

(10) Lebrecht, S., Bar, M., Sheinberg, D. L., & Tarr, M. J. (2011). Micro-valence: Nominally neutral visual objects have affective valence. Journal of Vision, 11(11), 856-856.(11) Lebrecht, Sophie, et al. “Micro-valences: perceiving affective valence in everyday objects.” Frontiers in psychology 3 (2012): 107.