Aller protester… et après ? Les conséquences de l’action collective

Cet épisode a été écrit et vous est conté par Pascaline Van Oost, doctorante en psychologie sociale à l’université Catholique de Louvain et relu par Magali Beylat, Farrah Tbal, Kenzo Nera et Sarah Leveaux.

Dans l’épisode précédent, nous vous parlions des raisons qui encouragent et découragent les personnes à s’engager dans l’action collective. Si vous ne l’avez pas déjà fait, nous vous encourageons vivement à d’abord écouter cet épisode avant d’écouter celui-ci, pour  bien comprendre ce dont nous parlons !

Nous allons cette fois-ci voir ensemble les conséquences de l’action collective : est-ce que cela fonctionne ? Est-ce que cela rend heureux ? Et comme la dernière fois, nous allons illustrer ces questions avec notre personnage fictif, Anissa. Imaginons à nouveau qu’Anissa est une jeune femme française d’origine marocaine.

L’action collective, est-ce que cela marche ? Les actions collectives fonctionnent elles ? C’est à dire, peuvent-elles mener aux objectifs visés et à une réduction des inégalités?

A priori, il semble que cela fonctionne, au moins dans une certaine mesure. En effet, dans l’histoire, de nombreuses avancées ont été obtenues grâce à des actions collectives. Même si elles peuvent varier par leurs approches et par leurs stratégies, les actions collectives sont difficiles à ignorer, notamment d’un point de vue médiatique. Elles éveillent l’attention. Or, un problème fréquent est que les personnes avantagées (par exemple, les personnes blanches, si l’on parle d’inégalités raciales) ont tendance à être apathiques devant les inégalités. Par exemple, Anissa se rappelle bien de l’image des personnes manifestant contre le racisme et les violences policières, qui scandaient “j’ai les mains en l’air, ne tirez pas” à la suite du meurtre d’un adolescent noir. Cette action avait éveillé l’attention des médias et avait éveillée son attention à elle aussi.  

Il est suggéré que l’action collective permet surtout de changer les dynamiques de l’opinion publique (Thomas & Louis, 2013), et de gagner l’adhésion des personnes spectatrices, et de la société au sens large.

La question de savoir si une action collective va fonctionner est donc complexe, et dépend de comment sa structure et son approche seront perçues. En effet, entre les actions violentes, non violentes, mais disruptives (par exemple, un blocage), ou non violentes et non disruptives (par exemple, le plus souvent, les manifestations autorisées), nous parlons de choses parfois assez différentes. Pour répondre à l’efficacité de l’action collective, on distinguera ici les actions violentes et les non-violentes.

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En ce qui concerne les actions non-violentes, elles peuvent se montrer efficaces et ont permis d’obtenir de nombreux droits. Prenons notamment l’exemple de la désobéissance civile. La désobéissance civile, c’est quand des personnes désobéissent intentionnellement, de manière publique, concertée, à une loi, en vue d’éveiller la conscience des autres citoyennes et citoyens sur une injustice. La désobéissance civile a été utilisée par les personnes noires aux États-Unis pour faire progresser leurs droits, mais aussi pour l’obtention du droit de vote des femmes, la dépénalisation de l’avortement, la lutte pour les droits des personnes sans papiers, et encore beaucoup d’autres. Les grèves, qui sont une forme de désobéissance civile, sont aussi à l’origine de nombreux acquis sociaux, comme les congés payés en France.

D’un autre côté, des auteur·e·s suggèrent que certaines actions non violentes peuvent être perçues comme trop “harmonieuses”, et donc peuvent manquer d’impact. Le risque est qu’elles n’amènent pas un réel changement dans la perspective des personnes avantagées, et qu’elles ne soient pas suffisamment efficaces pour créer un changement sociétal (Jackman, 1996; Shuman et al., 2020). Cet argument remet particulièrement en cause les actions plus conventionnelles, comme les pétitions : elles pourraient parfois donner l’illusion de contrôle en mettant l’énergie et la volonté de changement des activistes dans des activités qui sont en fait peu signifiantes ou efficaces (Thomas & Louis, 2013). 

Les actions violentes ont moins de chance d’être perçues comme trop harmonieuses. Elles peuvent être ressenties comme une volonté de blesser autrui, et ainsi, même les sympathisants d’une cause auront tendance à diminuer leur soutien à cette cause si l’action est violente (Jonas & Fritsche, 2013, Lizzio‐Wilson et al., 2022). Par exemple, si Anissa est témoin d’une action collective dénonçant une banque finançant la production d’armes, elle pourrait se sentir moins proche de cette cause si les activistes en viennent à casser le symbole de la banque et qu’elle trouve cela violent et négatif. 

Les actions violentes seront aussi moins appréciées des personnes avantagées, car elles perçoivent les actions non violentes plus positivement que les actions violentes. (Orazani & Leidner, 2019; Zlobina & Gonzalez Vazquez, 2018). 

En outre, les actions collectives ont plus de chances d’être efficaces lorsqu’elles permettent d’éveiller l’identification des personnes spectatrices et de créer un sentiment de connexion entre soi et le mouvement social (Louis, 2009). L’action collective est bien vécue de façon collective par l’individu: le sentiment d’appartenir à un groupe avec des revendications et un vécu communs est mobilisateur.

Anissa, et les autres activistes, sont donc dans une situation délicate. La difficulté à laquelle sont confrontés les activistes est donc de faire entendre leurs revendications dans la société, rappeler l’urgence de leur revendications et éveiller un vrai intérêt pour leur cause, tout en restant appréciables par le reste de la société, ou du moins par les personnes susceptibles de les soutenir et de faire grandir le mouvement (Louis, 2009; Shuman et al., 2020; Stuart et al., 2013). 

Ainsi, Anissa sait que si ses ami·e·s activistes mettent en place une action de désobéissance civile, il leur faut être disruptifs, c’est à dire à perturber un peu le cours des choses pour éveiller l’attention, tout en communiquant leur intentions constructives à l’audience (Shuman et al. 2020). Par exemple, en faisant une action devant le siège d’une entreprise qui a été épinglée pour des faits de racisme, il faut réussir à faire preuve de créativité et à perturber le train train quotidien pour attirer l’attention des personnes spectatrices et des médias. Mais pour être plus efficace, il faut aussi communiquer l’importance de ses revendications, en vue d’éveiller de la compréhension et de la sympathie pour la cause – malgré le dérangement occasionné. 

Nous venons de voir les conséquences que peuvent avoir les actions collectives sur les personnes extérieurs aux mouvements. On peut aussi se demander quelles conséquences elles peuvent avoir sur les personnes faisant partie du mouvement ? Notamment sur leur vécu émotionnel.  

Quelles conséquences psychologiques ? Comment la participation à des actions collectives est-elle liée à notre vécu émotionnel ? 

La recherche suggère que cela a des conséquences sur la façon dont on se perçoit, sur notre identité, non seulement personnelle, mais aussi groupale (Drury & Reicher, 1999; Thomas et al., 2012).

La participation aux actions est par exemple souvent liée à des émotions de colère, voire de mépris envers le groupe contre lequel on proteste. Ainsi, lorsque Anissa proteste contre le racisme anti-asiatique en hausse à la suite du covid-19, elle ressent peut-être de la colère et du mépris envers les personnes commettant des actes ou tenant des propos racistes. (Becker et al., 2011; Mackie et al., 2000).   

La participation à des actions générerait aussi des émotions positives (comme la joie et la satisfaction) et nous permettrait de nous sentir plus habilité·e·s, empowered, d’avoir un sentiment d’auto-efficacité (Cocking & Drury, 2004; Drury & Reicher, 1999). La joie et le sentiment de puissance et d’efficacité encouragent alors à prendre part à d’autres actions par la suite (Drury & Reicher, 2005).

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Prendre part à une action collective peut donc entraîner, entre autres des émotions positives, mais est-ce que cela veut dire que les individus qui s’engagent dans l’action collective sont plus heureux ? 

Peu d’études ont été menées sur ce sujet, mais jusqu’à présent elles montrent que l’activisme est lié avec une satisfaction de la vie plus élevée, et des émotions positives (Boehnke & Wong, 2011; Klar & Kasser, 2009) . Concernant l’inquiétude, une recherche qui a examiné des militants pour la paix a également montré que ces personnes étaient plus inquiètes pour des questions globales, mondiales, comme la destruction de l’environnement, mais s’inquiétaient moins pour leurs problèmes personnels (Klar & Kasser, 2009). Anissa relativise ses problèmes personnels mais s’inquiète souvent pour l’égalité des chances des autres femmes, et des autres personnes d’origine étrangère en France. 

N’oubliez pas que toutes les références de cet épisode, et tous les autres épisodes sont en ligne sur le site www.milgram.ulb.be

Que vous soyez activiste en herbe, habitué des actions et manifestations ou pas franchement engagé-e, nous espérons que ces deux épisodes vous ont permis de mieux comprendre les dessous de l’action collective, ses antécédents et ses conséquences. 

Merci d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs écrite par Pascaline Van Oost, et relu par Magali Beylat, Farrah Tbal, Kenzo Nera et Sarah Leveaux. Nous vous retrouvons très vite pour de nouveaux épisodes passionnants !

Références & Pour aller plus loin :

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