Le mystère des illusions visuelles

Cet épisode a été écrit par Laurie Geers, chercheuse postdoctorale à l’Université de Lille et vous est conté par Joanna Banach, doctorante à l’Université de Gand.

Illustration réalisée par Joanna Banach sur Canva

 Avez-vous déjà remarqué que la lune apparaît plus grande lorsqu’elle est proche de l’horizon que quand elle est plus haute dans le ciel ? La plupart d’entre nous pensent que cela est dû à une plus grande proximité avec la Terre à ce moment-là. Pourtant, si vous prenez une photo de la lune à différents moments, et que vous mesurez la lune sur chacune des photos, vous constaterez que sa taille ne change jamais. Alors, pourquoi cette impression de grandeur près de l’horizon ? C’est une illusion d’optique. mais laquelle?

Photo de Aron Visuals sur Unspalsh
Illusion de la lune où la lune apparaît plus grande lorsqu’elle est proche de l’horizon.

Parmi les illusions visuelles les plus célèbres, il y a l’illusion d’Ebbinghaus. Dans cette illusion,  un cercle nous apparaît plus grand qu’il ne l’est réellement lorsqu’il est entouré de petits cercles et nous apparaît plus petit qu’il ne l’est réellement lorsqu’il est entouré de grands cercles. On peut donc imaginer que la lune nous semble plus grande quand elle est proche de l’horizon parce qu’elle est alors entourée de minuscules arbres, maisons et autres petits éléments lointains. En comparaison, quand la lune est plus haute dans le ciel, elle est entourée par l’immensité sombre de la nuit, ce qui la fait paraître plus petite.

Une autre illusion connue est celle de Mario Ponzo (1913) qui est composée de deux lignes parallèles horizontales de même longueur. De part et d’autre de ces deux lignes, se trouvent  deux diagonales convergentes. Les diagonales donnent l’impression que la ligne du dessus est plus proche de l’horizon et donc plus éloignée. Notre cerveau, sachant qu’un objet éloigné apparaît plus petit sur notre rétine, corrige cette distance et nous fait percevoir la ligne proche de l’horizon comme plus grande. En clair, même si les deux lignes horizontales ont la même longueur, la ligne supérieure, qui nous semble être à l’horizon, nous apparaît comme plus grande. Ainsi, la lune pourrait donc sembler plus grande près de l’horizon car notre cerveau la perçoit comme plus éloignée et ajuste sa taille en conséquence.

L’illusion d’Ebbingaus où le cercle de gauche paraît plus petit que celui de droite alors qu’ils sont de taille identique et l’illusion de Ponzo où la ligne du dessus paraît plus grande que celle du dessous alors qu’elles sont de taille identique.

Malheureusement, vous n’aurez pas la réponse aujourd’hui car le mystère de l’illusion de la lune, tout comme de la plupart des autres illusions, n’est pas complètement résolu à ce jour (ex : [1 ; 2]). Cependant, les illusions visuelles nous ont déjà révélé un élément clé : notre vision est une interprétation et non une reproduction fidèle de la réalité [3]. Reprenons l’illusion de Ponzo. Bien que les deux lignes horizontales produisent une image identique sur notre rétine, la ligne qui paraît la plus éloignée nous apparaît plus longue. Ceci illustre le fait que notre système visuel combine les informations sensorielles provenant de la rétine avec nos connaissances préexistantes, ici le rétrécissement de l’image sur la rétine avec la distance, pour former notre perception consciente.

Un autre exemple est l’illusion d’Adelson qui consiste en une image d’un échiquier dont les cases A et B, en fait de couleur identique, semblent pourtant clairement avoir des couleurs différentes ! L’une des cases est perçue comme plus sombre que l’autre, car elle est dans l’ombre d’un objet posé sur l’échiquier.  Notre système visuel a ajusté la perception des couleurs en fonction du contexte visuel et de l’éclairage environnant. En particulier, il a corrigé l’effet des ombres, ce qui permet, en dehors du contexte des illusions visuelles, que les objets aient une couleur perçue comme stable quand ils passent de l’ombre à la lumière [4 ; 5].

Ces étonnantes illusions perceptives illustrent une fois de plus que notre perception ne dépend pas uniquement des informations sensorielles en provenance de notre rétine mais également d’inférences, de suppositions faites à partir du contexte et de nos connaissances du monde [6 ; 7].

Illusion de l’échiquier d’Adelson (1993).  La case A nous apparaît comme plus foncée que la case B et pourtant elles sont exactement de la même couleur.

Pourquoi notre cerveau effectue-t-il ces inférences qui ne reflètent pas toujours la réalité ? La raison la plus probable est que notre système visuel est constamment confronté à l’ambiguïté. En fait, l’information reçue par notre rétine peut provenir de nombreuses situations différentes dans le monde extérieur. Par exemple, lorsque notre rétine perçoit une simple barre,  cela peut correspondre à une multitude de barres dans le monde extérieur:  une petite barre proche, une grande barre proche mais inclinée vers l’avant ou encore une grande barre éloignée… ces trois barres produisent en effet la même image sur la rétine [8]. Dans ce contexte d’ambiguïté, notre système visuel doit sélectionner la situation qui est la plus plausible, et pour ce faire il se base sur les connaissances acquises avec l’expérience. C’est pourquoi les jeunes enfants ne sont généralement pas sensibles aux illusions visuelles [9]. Les illusions visuelles ne sont donc pas tellement une erreur faite par notre système visuel mais plutôt la manière la plus plausible d’interpréter ce que nous avons en face de nous par rapport à nos connaissances du monde extérieur [10 ; 11].

Mais alors,  comment parvenons-nous à naviguer si habilement dans un monde, qui ne nous apparaît pas toujours tel qu’il est réellement ?  En 1992, Goodale et Milner [12] ont proposé que nous disposons de deux systèmes visuels distincts : la vision pour la perception, donc pour comprendre et interpréter notre environnement, et la vision pour l’action, donc pour réagir physiquement aux informations perçues, par exemple, en tendant la main vers un objet. Ces deux systèmes ne seraient pas sensibles de la même manière au contexte.  La vision pour la perception traiterait les objets les uns par rapport aux autres pour pour former une perception complète de la réalité. D’un autre côté, la vision pour l’action traiterait les objets de façon absolue c’est-à-dire sans tenir compte du contexte pour guider avec précision nos actions. Ainsi, nous utiliserions l’un ou l’autre de ces systèmes, selon notre but. Ce qui est fascinant, c’est que les illusions perceptuelles n’influenceraient pas de la même façon notre perception du monde, selon le système que nous utilisons. Ainsi, le système de perception serait  influencée par le contexte, et donc les illusions visuelles, tandis que l’action ne le serait pas. Mais est-ce vérifié ? En tous cas, l’idée que perception et action reposent sur des systèmes différents a été soutenue par les données en imagerie cérébrale [13]. Ceci dit, le fait que les deux systèmes ne prennent pas en considération le contexte de la même façon, reste débattu chez les scientifiques. En effet, certaines études ont montré que l’action était insensible aux illusions [14; 15] alors que d’autres… ont montré le contraire [16] !

Finalement, ce qui transparait de l’accumulation des études sur le sujet,  c’est que les illusions visuelles influencent l’action de la même manière que la perception lors des phases très précoces où nous n’avons pas encore eu la possibilité de corriger notre mouvement [17], quand elle est imaginée mentalement [18] ou encore quand elle concerne des actions qui offrent peu de possibilité de se corriger telles que les mouvements des yeux [19]. Ainsi, Il semble donc que nous soyons  toujours influencés par les illusions, mais que le contrôle moteur nous permet de corriger leurs effets, assurant ainsi notre navigation précise dans un monde qui n’est pas toujours tel qu’il semble être.

En résumé, les illusions visuelles mettent en lumière la propension de notre système visuel à interpréter constamment le monde à travers le filtre de nos connaissances, bien que cela nous conduise fréquemment à ne pas percevoir le monde exactement tel qu’il est. Malgré cela, notre capacité à agir avec précision est préservée grâce aux ajustements réalisés lors de l’exécution de nos actions.

References

[1]Rudrauf, D., Bennequin, D., & Williford, K. (2020). The moon illusion explained by the projective consciousness model. Journal of theoretical biology507, 110455.

[2]Kirsch, W., & Kunde, W. (2021). On the origin of the Ebbinghaus illusion: The role of figural extent and spatial frequency of stimuli. Vision Research188, 193-201.

[3]Naccache, L. (2020). Le cinéma intérieur: Projection privée au cœur de la conscience. Odile Jacob.

[4] Adelson EH (1993) Perceptual organization and the judgment of brightness. Science 262:2042–2044

[5] Adelson EH (2000) Lightness Perception and Lightness Illusions. In The New Cognitive Neurosciences, 2nd ed., M. Gazzaniga, ed. Cambridge, MA: MIT Press, pp. 339–351.

[6]Girshick, A. R., Landy, M. S., & Simoncelli, E. P. (2011). Cardinal rules: Visual orientation perception reflects knowledge of environmental statistics. Nature Neuroscience, 14(7), 926–932.

[7]Knill, D. C., & Richards, W. (Eds.). (1996). Perception as Bayesian inference. Cambridge, UK: Cambridge University Press.

[8]Rust, N. C., & Stocker, A. A. (2010). Ambiguity and invariance: two fundamental challenges for visual processing. Current opinion in neurobiology20(3), 382-388.

[9] Doherty, M. J., Campbell, N. M., Tsuji, H., & Phillips, W. A. (2010). The Ebbinghaus illusion deceives adults but not young children. Developmental science13(5), 714-721.

[10]Torralba, A. (2009). How many pixels make an image?. Visual neuroscience26(1), 123-131.

[11]Von Helmholtz, H. (2013). Treatise on Physiological Optics, volume III (Vol. 3). Courier Corporation.

[12]Goodale, M. A., & Milner, A. D. (1992). Separate visual pathways for perception and action. Trends in neurosciences, 15(1), 20-25.

[13]James, T. W., Culham, J., Humphrey, G. K., Milner, A. D., & Goodale, M. A. (2003). Ventral occipital lesions impair object recognition but not object‐directed grasping: an fMRI study. Brain126(11), 2463-2475.

[14]Aglioti, S., DeSouza, J. F., & Goodale, M. A. (1995). Size-contrast illusions deceive the eye but not the hand. Current biology5(6), 679-685.

[15]Haffenden, A. M., & Goodale, M. A. (1998). The effect of pictorial illusion on prehension and perception. Journal of cognitive Neuroscience10(1), 122-136.

[16]Franz, V. H., Gegenfurtner, K. R., Buelthoff, H. H., & Fahle, M. (2000). Grasping visual illusions: No evidence for a dissociation between perception and action. Psychological Science11(1), 20-25.

[17]Glover, S. (2004). Separate visual representations in the planning and control of action. Behavioral and brain sciences27(1), 3-24.

[18] Geers, L., Pesenti, M., & Andres, M. (2018). Visual illusions modify object size estimates for prospective action judgements. Neuropsychologia117, 211-221.

[19]Bruno, N., Knox, P. C., & de Grave, D. D. (2010). A metanalysis of the effect of the Müller-Lyer illusion on saccadic eye movements: no general support for a dissociation of perception and oculomotor action. Vision Research50(24), 2671-2682.