Les illusions pour étudier le sentiment de propriété corporelle : le cas de la Rubber Hand Illusion

« Bienvenue dans Milgram de savoirs, le podcast qui démystifie la psychologie scientifique ».

Si mille grammes ne rentrent pas dans le programme, pourquoi pas une dose de 100 le temps d’un instant ?

Cet épisode a été co-écrit par Roxane Bartoletti, doctorante en psychologie cognitive et expérimentale de l’Université Côte d’Azur, par Séraphin Boulvert et Marie Lopez, étudiant et étudiante en Master 2, et par Xavier Corveleyn, maître de conférences HDR à l’Université Côte d’Azur. Ce podcast vous est conté par Sarah Leveaux.

           Vous vous réveillez en sursaut en pleine nuit et vous ne sentez plus votre bras… il n’a pas pu disparaître… mais où est-il passé ?! Vous vous redressez, vous ressentez un peu de douleur, mais ce qui vous surprend le plus c’est cette sensation bizarre et dérangeante : votre bras est toujours là, mais il semble être un boudin inanimé que vous ne savez plus faire fonctionner. À mesure que le sang réalimente les veines de votre bras, les sensations reviennent à la normale et vous ressentez de nouveau votre bras comme étant le vôtre.

            Heureusement, ce genre d’expérience désagréable ne nous arrive pas chaque nuit.  En temps normal, nous savons où se trouvent nos bras et nos jambes par rapport au reste de notre corps, sans avoir à y penser. Hé oui ! Notre perception de notre corps est possible grâce aux nombreuses stimulations sensorielles (externes ou internes) que nous recevons en permanence (par exemple, via notre sens du toucher ou de la douleur). Les différentes sensations de notre corps (pour nos mains, nos bras, nos jambes…) sont intégrées dans notre cerveau de manière automatique. Concrètement, pour que nous puissions interagir et nous adapter à notre environnement, toutes ces informations sensorielles sont regroupées et fusionnent sans que nous en ayons conscience et automatiquement pour que nous puissions percevoir le monde de manière unifiée. Les chercheuses et chercheurs ont donné un nom à cela : c’est “l’intégration multisensorielle” [1,2]. Cette intégration des informations sensorielles, permet notamment de faire émerger le sentiment de propriété corporelle [3,4], c’est-à-dire sentir que notre main ou notre pied font bien partie de notre corps. Cela peut sembler évident, mais d’un point de vue psychologique et cérébral, une quantité de dysfonctionnements (plus ou moins graves) peuvent perturber ce sentiment de propriété corporelle. Cela passera du réveil en pleine nuit parce qu’on s’est endormi·e sur notre bras et qu’on ne le sent plus, à des situations d’amputation ou de maladies neurologiques, psychiatriques ou vasculaires entraînant des dysfonctionnements des perceptions corporelles.

Bret Kavanaugh / Unsplash

           Donc, chaque information sensorielle que l’on reçoit (qu’elle soit visuelle, tactile ou proprioceptive), participe à l’élaboration de ce ressenti de propriété corporelle. Mais alors, peut-on modifier ou tromper ce ressenti de propriété corporelle en jouant avec les informations sensorielles que notre cerveau reçoit ?

           La réponse est oui, et l’expérience est étonnante ! Imaginez la situation suivante (ou faites le en nous écoutant !) : Vous vous asseyez à une table, vous y posez vos deux mains assez écartées l’une de l’autre, comme si vous attendiez une manucure ou que vous prépariez une session de spiritisme. Pour cacher votre main droite, nous posons une petite cloison à sa gauche, entre vos deux mains et vous ne voyez donc plus votre main droite. Nous recouvrons le tout d’un long drap opaque :  votre épaule droite, la cloison, et votre main droite sont ainsi cachées. À présent, devant vous, nous plaçons sur la table une fausse main droite. La mise en place est très réaliste, la fausse main est bien déposée : dans le prolongement de votre épaule droite comme si c’était votre bras. Vous voyez cette fausse main posée là, à la place de votre main. Après quelques secondes, la scène vous semble de plus en plus bizarre… L’étrange atteint son paroxysme après quelques caresses simultanées, avec deux pinceaux identiques, de la fausse main que vous voyez et de votre main droite cachée derrière la cloison, sous le drap. Alors même que vous savez pertinemment que la main devant vous est une fausse main, vous avez le ressenti intense que cette fausse main est la vôtre ! Plus fort que la raison, le ressenti corporel est implacable : vous faites maintenant corps avec cette fausse main, tant pis pour votre vraie main droite !

           Ce que nous venons de décrire c’est “l’illusion de la main en caoutchouc “, Rubber Hand Illusion (en anglais), une illusion corporelle [5]. Elle est très souvent utilisée en psychologie cognitive pour étudier le sentiment de propriété corporelle. Mais comment est-ce que ça marche ?

           Cette expérience modifie temporairement la perception qui est habituellement unifiée et cohérente de notre corps en intégrant la fausse main comme un membre à part entière. Tout se joue sur la cohérence entre ce qui est vu sur la fausse main et ce qui est ressenti sur la peau de la main cachée : nous combinons les informations visuelles (une main qui est située à l’endroit habituel de la mienne et qui est caressée) et les informations tactiles (sensation de la caresse sur notre vraie main). En résulte cette illusion corporelle de propriété envers la main en caoutchouc.  

           Concrètement, ce qui se passe, c’est que votre cerveau intègre la main factice visible, et se l’approprie comme si elle faisait partie de votre corps. Des sensations bizarres peuvent alors survenir : chaud, froid, sensation de main gonflée, picotements, mains surnuméraires [4]. Il est possible que ces sensations soient le meilleur compromis mis en place par le cerveau pour interpréter la situation étrange dans laquelle vous vous retrouvez.

           Comme nous venons de le voir, la cohérence des informations visuelles, tactiles et proprioceptives mènent à un sentiment de propriété envers la main en caoutchouc. Si l’on voit ce que l’on sent, alors notre cerveau intègre la main en caoutchouc. Mais que se passe-t-il si les informations que nous recevons de nos différents sens ne semblent pas cohérentes ? Si elles sont incongruentes ? 

           Il existe plusieurs types d’incongruence sensorielle. Par exemple, on retrouvera : l’incongruence visuo-tactile et l’incongruence visuo-proprioceptive. L’incongruence visuo-tactile c’est : “quand ce que l’on voit ne correspond pas à ce que l’on sent sur la peau”. Quand la caresse sur notre vraie main n’est pas au même endroit que celle qu’on voit sur la main factice par exemple. L’incongruence visuo-proprioceptive quant à elle, c’est quand la position de la main factice n’est pas la même que la vraie main. Malgré ces deux types d’incongruence sensorielle, on peut développer un sentiment de propriété envers la main en caoutchouc. L’illusion est donc assez robuste ! Elle est cependant moins forte que lorsque toutes nos informations sensorielles (visuelle, tactile et proprioceptive) sont cohérentes.

           Mais alors comment se fait-il que l’illusion résiste à ces incongruences sensorielles ? Une piste est que l’illusion serait rendue possible grâce à la compensation par des informations des autres modalités sensorielles. En gros, notre cerveau tiendrait moins en compte les informations sensorielles qui seraient bruitées ou moins cohérentes avec les autres. Dans le cas de l’incongruence visuo-proprioceptive par exemple, notre cerveau donnerait plus de poids aux informations visuelles et tactiles (qui sont cohérentes entre elles) qu’aux informations proprioceptives dissonantes. 

           Notre cerveau ferait donc un tri dans tout ce qu’il reçoit et n’utiliserait que les informations cohérentes entre elles pour construire un sentiment de propriété corporelle

           Cette exploration du schéma corporel à travers le paradigme de la Rubber Hand Illusion n’a pas pour seul intérêt de satisfaire la curiosité des scientifiques. Elle permet également de développer des thérapies afin d’aider les personnes pour qui justement ce sentiment de propriété corporelle est altéré ou défaillant. C’est par exemple le cas des personnes amputées, dont certaines souffrent de ce qu’on appelle les “douleurs fantômes” : des douleurs extrêmement vives, pour lesquelles les antalgiques ne sont pas suffisamment efficaces. Ces douleurs prendraient racine dans un mélange de facteurs complexes, dont l’un des facteurs est la non-actualisation de leur schéma corporel, une sorte de cartographie neuronale du corps générée et actualisée notamment par les sensations tactiles, proprioceptives, etc. [6]. Afin de soulager ces douleurs, la thérapie miroir a été développée et est aujourd’hui une solution de choix [7]. Le patient place un miroir de manière à faire apparaître le reflet de son membre restant là où il a été amputé. Ce procédé, bien qu’efficace seulement à court terme, permet une réduction significative de la douleur et un apaisement de la personne [8]. Outre la thérapie miroir, explorer les paramètres nécessaires au sentiment de propriété corporelle a permis d’optimiser d’autres outils thérapeutiques et de comprendre leur impact, c’est notamment le cas concernant l’utilisation de prothèses chez les personnes amputées [9]. D’autres chercheurs et chercheuses ont également remarqué que la perturbation du sentiment de propriété corporelle, à travers le paradigme de la Rubber Hand Illusion, permettait un effet modérateur de la nociception [10,11,12]. Ces derniers résultats sont porteurs d’espoir pour l’avenir, et nous pouvons espérer de nombreuses futures recherches sur ce sujet, afin d’essayer de satisfaire l’insatiable curiosité des scientifiques, mais surtout pour soulager des personnes dont la science n’a pour l’instant pas permis l’apaisement.

Nous vous remercions d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs, réalisée par Roxane Bartoletti, Séraphin Boulvert et Marie Lopez ; et relue par l’équipe. Nous vous retrouvons très vite pour de nouveaux épisodes passionnants ! 

Bibliographie

[1] Lopez, C., & Dieguez, S. (2015). La représentation du corps et ses troubles: approches de la neuropsychologie et des neurosciences cognitives. In La cognition spatiale (Sauramps Médical, pp. 63–88). 

[2] Stein, B. E., & Stanford, T. R. (2008). Multisensory integration: Current issues from the perspective of the single neuron. In Nature Reviews Neuroscience (Vol. 9, Issue 4, pp. 255–266). https://doi.org/10.1038/nrn2331 

[3] Ehrsson, H. H. (2019). Multisensory processes in body ownership. In Multisensory Perception: From Laboratory to Clinic (pp. 179–200). Elsevier. https://doi.org/10.1016/B978-0-12-812492-5.00008-5 

[4] Lewis, E., & Lloyd, D. M. (2010). Embodied experience : A first-person investigation of the rubber hand illusion. Phenomenology and the Cognitive Sciences, 9(3), 317‑339. https://doi.org/10.1007/s11097-010-9154-2

[5] Botvinick, M., & Cohen, J. (1998). Rubber hands ‘feel’ touch that eyes see. Nature, 391(6669), 756–756. https://doi.org/https://doi.org/10.1038/35784

[6] Nikolajsen, L., & Christensen, K. F. (2015). Phantom Limb Pain. In Nerves and Nerve Injuries (p. 23‑34). Elsevier. https://doi.org/10.1016/B978-0-12-802653-3.00051-8

[7] Wang, F., Zhang, R., Zhang, J., Li, D., Wang, Y., Yang, Y.-H., & Wei, Q. (2021). Effects of mirror therapy on phantom limb sensation and phantom limb pain in amputees: A systematic review and meta-analysis of randomized controlled trials. Clinical Rehabilitation, 35(12), 1710‑1721. https://doi.org/10.1177/02692155211027332

[8] Rothgangel, A. S., Braun, S. M., Beurskens, A. J., Seitz, R. J., & Wade, D. T. (2011). The clinical aspects of mirror therapy in rehabilitation: A systematic review of the literature. International Journal of Rehabilitation Research, 34(1), 1‑13. https://doi.org/10.1097/MRR.0b013e3283441e98

[9] Mayer, Á., Kudar, K., Bretz, K., & Tihanyi, J. (2008). Body schema and body awareness of amputees. Prosthetics and Orthotics International, 32(3), 363‑382. https://doi.org/10.1080/03093640802024971

[10] Fang, W., Zhang, R., Zhao, Y., Wang, L., & Zhou, Y.-D. (2019). Attenuation of Pain Perception Induced by the Rubber Hand Illusion. Frontiers in Neuroscience, 13, 261. https://doi.org/10.3389/fnins.2019.00261

[11] Longo, M. R., Betti, V., Aglioti, S. M., & Haggard, P. (2009). Visually Induced Analgesia: Seeing the Body Reduces Pain. Journal of Neuroscience, 29(39), 12125‑12130. https://doi.org/10.1523/JNEUROSCI.3072-09.2009

[12] Longo, M. R., Iannetti, G. D., Mancini, F., Driver, J., & Haggard, P. (2012). Linking Pain and the Body: Neural Correlates of Visually Induced Analgesia. Journal of Neuroscience, 32(8), 2601‑2607. https://doi.org/10.1523/JNEUROSCI.4031-11.2012

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