Nos ancêtres les Gaulois ? Ou comment la mémoire collective peut servir d’arme politique

Photo de Etienne Girardet sur Unspalsh

Cet épisode a été écrit par Octavia Ionescu, Maîtresse de conférences à l’Université Paris Cité.

« Dès que vous devenez français, vos ancêtres sont les Gaulois ». Voilà ce qu’affirma l’ancien président de la République française Nicolas Sarkozy lors d’un meeting, quelques mois avant l’élection présidentielle de 2017. Au-delà d’être incorrecte –ou a minima incomplète1– cette vision tronquée et sélective de l’histoire de la France n’avait pas été mobilisée par hasard. Elle était invoquée dans le contexte des débats sur l’intégration –ou plutôt l’assimilation– des immigrés en France, et permettait à Nicolas Sarkozy de justifier un agenda politique discriminatoire à l’égard de certaines populations issues de l’immigration. Peut-être sans le savoir et comme bon nombre d’autres leaders politiques, Nicolas Sarkozy a ainsi utilisé cet outil puissant qu’est la mémoire collective afin de servir ses intérêts politiques du moment. La mémoire collective est issue d’un processus de (re)construction du passé, et comme nous allons le voir, elle va à la fois être influencée par et peser sur le présent d’un groupe.

1. La mémoire collective : le fruit d’un processus de reconstruction

En psychologie sociale, la mémoire collective renvoie généralement à « un ensemble de représentations partagées du passé, basé sur une identité commune aux membres d’un groupe »2. Autrement dit, elle fait référence à la façon dont nous nous rappelons et nous nous représentons le passé des groupes sociaux auxquels on appartient ; par exemple, le passé de notre pays.

La mémoire collective n’est pas un stock de connaissances et d’informations sur le passé du groupe qui seraient immuables. Elle est  le fruit de reconstructions permanentes à partir du présent. Loin de refléter uniquement des faits historiques avérés, la mémoire collective est donc sujette à des sélections et des distorsions3. La façon dont nous nous rappelons les évènements, périodes ou personnages du passé de nos groupes d’appartenances –comme notre groupe national– est ainsi continuellement influencée par nos intérêts et perceptions présentes.

Par exemple, une étude a montré que rendre saillante l’identité nationale de participant-e-s canadien-ne-s, c’est-à-dire faire en sorte que leur sentiment d’être canadien-ne soit “activé”, les amenait à reconstruire l’histoire de leur pays sous un jour plus positif4. Plus précisément, lorsqu’elles étaient interrogées sur le passé du pays, les personnes dont l’attachement au Canada avait été activé citaient moins d’omettaient davantage les actes de violence perpétrés par leur groupe national, en comparaison à celles dont l’identité nationale n’avait pas été activée. Le fait d’omettre davantage les cruautés passées, que cela soit conscient ou non, permettait notamment aux participant-e-s dont l’identité canadienne était activée de préserver une image positive de leur pays, à un moment où cette image était particulièrement importante pour eux/elles.

D’autres recherches menées en France, effectuées par Octavia Ionescu (l’autrice de cet épisode) dans sa thèse, soulignent également comment nos représentations et ressentis vis-à-vis du passé collectif sont façonnées par nos intérêts, besoins et perceptions présentes. Une étude a notamment montré que lorsque des  participant-e-s français-e-s étaient confrontés à une description négative de la société française actuelle, iels évaluaient l’ancien Président français Charles de Gaulle de façon plus positive (par ex., comme une personne plus morale, leur faisant ressentir davantage d’émotions positives) que les participant-e-s qui n’avaient pas été exposé-e-s à une description négative5

LCes résultats présentés jusqu’alors illustrent , ici encore, comment  le  présent (par exempleplus précisément ici, la saillance de notre identité nationale à un temps t, ou notre perception de l’état de la société actuelle) peut influencer nos représentations du passé national (ici, une figure historique comme Charles de Gaulle).

Mais notre mémoire collective est également façonnée par nos craintes et espoirs concernant l’avenir6. Ainsi, une étude a montré que les personnes ressentant une inquiétude vis-à-vis de la pérennité de leur pays dans le futur ont tendance à ressentir de la nostalgie pour le pays tel qu’il était avant7.

2. Le poids de la mémoire collective

Nous avons vu que la mémoire collective est constamment reconstruite en fonction des motivations et croyances des individus. A côté de ça, Outre cette reconstruction dynamique, la mémoire collective influence pèse également sur le présent du groupe. Cela fait écho à ce qu’il se passe pour notre passé individuel. Les expériences de notre histoire personnelle (par exemple, des événements ou situations de notre enfance) et les souvenirs et émotions qui y sont associées participent en effet à définir la personne que l’on est aujourd’hui, en forgeant notamment nos réactions et comportements présents (un phénomène par ailleurs assez bien illustré dans le film d’animation Vice-Versa).

Et bien, il en va de même concernant nos souvenirs de l’histoire collective. La manière dont nous nous rappelons le passé de notre pays –par exemple, les interprétations que nous avons de certains évènements collectifs passés, l’importance que nous leur accordons, les émotions qu’il nous font ressentir– contribue à déterminer notre compréhension des évènements collectifs présents8, notre manière de définir l’identité du pays9, nos attitudes envers une diversité de questions sociales et sociétales actuelles10, mais également, la manière dont nous imaginons l’avenir du pays11.

A titre d’illustration, des études menées en Nouvelle-Zélande auprès de participant-e-s néo-zélandais-e-s d’origine européenne (les Pakeha) montrent que plus des participant-e-s néo-zélandais-e-s d’origine européenne (les Pakeha) le fait de niaientr les injustices passées vécues par les populations indigènes (les Maoris), plus iels s’opposaient favorise l’opposition présente à des politiques sociales actuelles visant une redistribution plus équitable des ressources12. Ici, le passé collectif –ou plutôt, sa négation– permet de légitimer des inégalités présentes. 

D’autres travaux s’intéressant aux analogies historiques (c’est-à-dire, faire un lien entre un évènement historique et un évènement présent) montrent par ailleurs que la mémoire collective peut être un moyen de ne pas répéter les erreurs du passé. Des études menées auprès de participant-e-s belges flamands et hollandais-e-s montrent notamment que le fait de percevoir une analogie entre l’idéologie des partis nazis collaborateurs de la Seconde Guerre mondiale et celle de l’extrême droite actuelle est associé à un moindre soutien électoral à l’extrême droite contemporaine13

Enfin, lLes émotions que nous ressentons par rapport à certains évènements ou périodes du passé national vont également jouer un rôle dans nos attitudes présentes. Par exemple, ressentir de la culpabilité pour un crime passé perpétré par notre pays (tel que la colonisation) est généralement associé à un soutien présent accru à des actions de réparation envers le groupe lésé14 (comme une compensation financière pour les dommages causés, ou des excuses publiques). A l’inverse, les ressentis de nostalgie pour un passé national soi-disant glorieux (le fameux ‘Make America great again’ de Ronald Reagan, repris par Donald Trump en 2016) peuvent favoriser des attitudes discriminatoires envers certaines communautés (par exemple, les musulmans15).   

3. Conclusion

En résumé, la mémoire collective se caractérise par des influences réciproques entre le passé et le présent : les situations et besoins présents vont influencer notre interprétation des évènements et périodes du passé de notre pays (ou tout autre groupe social auquel on appartient) ce qui, à son tour, va contribuer à modeler notre manière d’évaluer les situations actuelles et de nous comporter16. Comme mentionné au début de cet épisode, la mémoire collective est régulièrement utilisée à des fins politiques et peut servir d’outil idéologique puissant17. Bien qu’elle puisse parfois être utilisée au service de l’harmonie collective et être un “garde-fou” permettant de ne pas répéter les erreurs du passé, il faut tout de même rester conscient.e des mécanismes à l’œuvre et de l’instrumentalisation dont elle peut faire l’objet. Ceci semble particulièrement nécessaire face au flot Il faut alors rester conscient.e des mécanismes à l’oeuvre et de l’instrumentalisation dont elle peut faire l’objet, particulièrement face aux flots de discours politiques et médiatiques qui capitalisent sur une nostalgie du « bon vieux temps »… un bon vieux temps souvent idéalisé dans le but de  légitimer l’oppression actuelle de certaines communautés. 

Merci d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs réalisée par Octavia Ionescu, Maîtresse de conférences à l’Université Paris Cité. Si ce sujet vous à plu, nous vous recommandons l’écoute de notre 1000g avec Laurent Licata, qui traite plus en détails de la mémoire collective et de la colonisation Belge.

Nous vous retrouvons très vite pour de nouveaux épisodes passionnants ! 

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Références

1Citron, S. (2008). Le mythe national : L’Histoire de France revisitée. Les éditions de l’atelier.

2 Licata, L., & Klein, O. (2005). Regards croisés sur un passé commun : anciens colonisés et anciens coloniaux face à l’action belge au Congo. In M. Sanchez-Mazas & L. Licata (Eds.), L’Autre : Regards psychosociaux (pp. 241–278). Presses Universitaires de Grenoble.

3 Halbwachs, M. (1950/1997). La mémoire collective. Albin Michel.

4 Sahdra, B., & Ross, M. (2007). Group Identification and Historical Memory. Personality and Social Psychology Bulletin, 33(3), 384–395. https://doi.org/10.1177/0146167206296103

5 Ionescu, O., Tavani, J. L., Collange, J. (2021). Perceived societal anomie, collective memory, and support for collective action: Perceiving that current French society is anomic influences present support for collective action through the reconstructed national past. Asian Journal of Social Psychology, 24(3), 405-420. https://doi.org/10.1111/ajsp.12438

6 Szpunar, P. M., & Szpunar, K. K. (2016). Collective future thought: Concept, function, and implications for collective memory studies. Memory Studies, 9(4), 376–389. https://doi.org/10.1177/1750698015615660

7 Smeekes, A., Jetten, J., Verkuyten, M., Wohl, M. J. A., Jasinskaja‐Lahti, I., Ariyanto, A., … van der Bles, A. M. (2018). Regaining ingroup continuity in times of anxiety about the group’s future: A study on the role of collective nostalgia across 27 countries. Social Psychology, 49, 311– 329. https://doi.org/10.1027/1864-9335/a000350

8 Ghilani, D., Luminet, O., Ernst-Vintila, A., Van der Linden, N., Klein, P., & Klein, O. (2020). Long live the past: A multiple correspondence analysis of people’s justifications for drawing historical analogies between the paris attacks and past events. Journal of Social and Political Psychology, 8(2), 721-747. https://doi.org/10.5964/jspp.v8i2.1212

9 Liu, J. H., & Hilton, D. J. (2005). How the past weights on the present: Social representations of history and their role in identity politics. British Journal of Social Psychology, 44, 537–556. https://doi.org/10.1348/014466605X27162

10 Chayinska, M., & McGarty, C. (2021). The power of political déjà vu: When collective action becomes an effort to change the future by preventing the return of the past. Political Psychology, 42(2), 201-217. https://doi.org/10.1111/pops.12695

11 Ionescu, O., Collange, J., Tavani, J.L (2023). The good old days and the scary future ones: National Nostalgia fosters Collective Angst through perceptions that present French society is more anomic than before. Social Psychology, 54(3), 168–179. https://doi.org/10.1027/1864-9335/a000514

12 Sibley, C. G., & Liu, J. H. (2012). Social representations of history and the legitimation of social inequality: The causes and consequences of historical negation. Journal of Applied Social Psychology, 42(3), 598-623. https://doi.org/10.1111/j.1559-1816.2011.00799.x

13 Smeekes, A., Van Acker, K., Verkuyten, M., & Vanbeselaere, N. (2013). The legacy of Nazism: Historical analogies and support for the far right. Social Influence, 9(4), 300–317. https://doi-org.ezproxy.u-paris.fr/10.1080/15534510.2013.855141

14 Martinovic, B., Freihorst, K., & Bobowik, M. (2021). To Apologize or to Compensate for Colonial Injustices? The Role of Representations of the Colonial Past, Group-Based Guilt, and In-Group Identification. International Review of Social Psychology, 34(1). http://doi.org/10.5334/irsp.484

15 Smeekes, A., Verkuyten, M., & Martinovic, B. (2015). Longing for the country’s good old days: National nostalgia, autochthony beliefs, and opposition to Muslim expressive rights. British Journal of Social Psychology, 54(3), 561-580. https://doi.org/10.1111/bjso.12097

16 Klein, O., Licata, L., Van der Linden, N., Mercy, A., & Luminet, O. (2012). A waffle-shaped model for how realistic dimensions of the belgian conflict structure collective memories and stereotypes. Memory Studies, 5(1), 16–31. https://doi.org/10.1177/1750698011424028

17 Mols, F., & Jetten, J. (2014). No guts, no glory: How framing the collective past paves the way for anti-immigrant sentiments. International Journal of Intercultural Relations, 43, 74–86. https://doi.org/10.1016/j.ijintrel.2014.08.014