Cet épisode a été écrit par Guillaume Pech, doctorant en psychologie cognitive à l’Université libre de Bruxelles et vous est conté par Inès Mentec.
Vous vous promenez dans les bois, tenant votre téléphone à la main et sélectionnant un podcast à écouter, quand soudain, vous recevez un coup dans le bras provoquant la chute de votre téléphone, qui se brise sur une pierre. Vous analysez immédiatement la situation pour essayer de déterminer si la personne qui vous a donné le coup est responsable de la chute de votre téléphone. En effet, les faits sont là : le coup a provoqué la chute de votre téléphone. Mais, vous voulez estimer si l’individu aurait pu éviter ce coup, s’il en avait eu le choix. Cette estimation de la responsabilité d’une personne est un élément fondamental de nos pratiques morales, ou pour le dire plus simplement, de nos décisions et comportements en lien avec nos valeurs morales (1,2).
Pour mieux comprendre , faisons un petit bond dans le temps, à l’époque romaine dont s’inspirent nos systèmes judiciaires actuels. Afin de déterminer la responsabilité d’un individu, les lois romaines évaluent deux éléments. Le premier est de savoir si un acte a effectivement été commis – on parle d’actus reus (l’action), ici, le coup au bras. Le second est de savoir si c’était volontaire: on parle de Mens Rea (l’intention). Est-ce que cet individu a choisi intentionnellement de donner un coup dans mon bras ? (3).
Cette notion d’intention est au cœur du libre arbitre. Le libre arbitre serait cette capacité que nous avons d’agir librement, sans contrainte, en suivant notre volonté (3). Cette question a intéressé les philosophes, mais aussi les psychologues et neuroscientifiques, car elle soulève une tension dans notre conception du monde. En effet, la majorité des scientifiques et des philosophes défendent l’idée que l’univers est déterministe : autrement dit, chaque événement n’aurait pas pu advenir différemment avec des conditions initiales similaires (4). C’est un peu abstrait, donc prenons un exemple. Imaginez l’état de notre univers au moment de l’explosion que fut le Big Bang. D’apparence l’univers pourrait paraître chaotique à ce moment-là. Pourtant, dans un univers déterministe, tout est dicté dès le départ, il n’y a pas de hasard possible. Et ceci, car, dans un univers déterministe, tout événement est déterminé par les événements qui le précèdent et par les lois de la nature (5). En résumé, si nous rejouons la scène depuis le Big Bang, l’histoire se dirige de manière mécanique vers la chute de votre téléphone. Ainsi donc, une majorité de scientifiques disent que notre univers est déterministe. Mais si tout est déterminé, avons-nous vraiment le choix ? Disent-iels que le libre arbitre n’existe pas?
Et bien, en effet, ce dilemme conduit à deux courants de pensées philosophiques voyant une incompatibilité entre libre arbitre et déterminisme. Certains courants philosophiques indiquent que le libre arbitre n’existe pas, nous n’avons pas vraiment le choix (6), c’est le courant du déterminisme dur. D’autres réfutent l’existence d’un univers totalement déterministe et affirment que le libre arbitre existe, c’est le courant libertarien (7). Et entre les deux nous trouvons les compatibilistes qui pensent que le libre arbitre est compatible avec un monde déterministe, mais il faut pour cela redéfinir ce que l’on entend par libre arbitre (8).
Alors qu’en dit la science ? Et bien les sciences cognitives ont aussi apporté des éléments nourrissant le débat sur l’existence du libre arbitre. Et oui, comprendre le libre arbitre, c’est chercher à comprendre ce qui cause nos comportements. Les neurosciences ont abordé cette question en cherchant à savoir si nos choix étaient causés par notre activité cérébrale sans que nous en ayons conscience. Plongeons-nous dans une des expériences scientifiques investiguant cette question. Imaginez que vous soyez assis face à un écran d’ordinateur et un clavier. Vous voyez un chiffre apparaître toutes les secondes, 4, 7, 2.. La consigne est de faire le choix entre deux opérations arithmétiques, une soustraction ou une addition. Dès que vous avez décidé de faire l’une des opérations arithmétiques, vous devez appuyer la barre “espace”. Imaginons que lorsque le 2 est apparu vous avez ressentie l’envie de faire une soustraction, vous appuyez donc sur la barre “espace”. Après cet appui, deux nouveaux chiffres apparaissent, toujours au même rythme. Mais cette fois vous devez soustraire ces deux chiffres. 6 2. Puis 4 résultats possibles apparaissent simultanément à l’écran : 8, 4, 2 et 3, et vous devez indiquer lequel est le résultat de l’opération que vous avez dû effectuée. 6 moins 2, donc 4. Une équipe de chercheurs a réalisé cette expérience en 2013 avec 34 participant.es. Aussi incroyable que cela puisse paraître, à partir de l’activité cérébrale, ils ont pu prédire à environ 60%, donc au delà du seuil de la chance, quelle opération les participant.es allaient choisir (addition ou soustraction) jusqu’à 4 secondes avant même qu’iels ne rapportent en avoir eu l’envie, c’est à dire avant qu’iels n’appuient sur la barre “espace” (9).
De la même manière, plusieurs études ont révélé qu’une activité cérébrale permettait de prédire, au-delà du seuil de la chance, une décision, et ce plusieurs secondes avant le moment où les participant.es rapportent avoir ressenti la volonté d’agir (10, 11). Nos décisions seraient-elles donc déjà prises avant même que nous en soyons conscient.es ? Ces études ne permettent pas à elles seules de répondre à cette question, car elles ne pouvaient pas prédire à 100% ces décisions. On peut se dire que 60% c’est à peine au-delà de la chance qui est à 50%. Néanmoins, ce sont des indicateurs que nos choix sont en partie déterminés par une activité inconsciente qui peut être lue par des techniques de neuroimagerie.
Dans une autre expérience, une équipe à investigué si les participant.es pouvaient devenir volontairement imprévisible (12). C’est-à-dire empêcher les scientifiques de prédire leurs actions. Les participant.e.s voyaient un cercle blanc à l’écran et avaient pour consigne d’appuyer sur une pédale. Lors de l’appui ce cercle devient rouge puis un score apparaît. Ce score était basé sur la présence de l’activité cérébrale des participant.e.s qui permet de prédire leurs passages à l’acte. Iels devaient essayer d’obtenir le score le plus bas possible, c’est-à-dire empêcher la prédiction de leurs mouvements. Les chercheur.euses ont observé que les participant.e.s n’étaient pas capables de moduler l’activité cérébrale permettant de détecter leurs intentions d’agir. Il semble donc que cette activité permettant de prédire en partie nos décisions n’est pas sous notre contrôle.
Et si nous avions le contrôle sur cette activité cérébrale, pourrions-nous décider à la place des autres ? C’est ce qu’une équipe de chercheur.euses a essayé de faire avec des C. Elegans, une espèce de ver composée de 302 neurones (13). En utilisant une technique appelée “optogénétique”, cette équipe a pu activer sélectivement les neurones et ainsi contrôler ces derniers. Ils ont entraîné un ordinateur à comprendre et à manipuler les neurones de l’animal afin de contrôler son comportement. Les chercheur.euses ont alors constaté que le déplacement du ver pouvait être contrôlé à l’aide d’une activation maîtrisée de ses neurones. Cependant, le ver devenait hors de contrôle lorsque de la nourriture se trouvait à proximité de celui-ci. Cela montre que le comportement des C. Elegans ne dépend pas uniquement de leur activation neuronale, mais également de l’environnement dans lequel il se produit. En résumé, les décisions sont en partie produites par une activité cérébrale inconsciente, mais elles sont également influencées par l’environnement dans lequel elles se produisent.
Revenons à l’individu ayant donné un coup dans votre bras qui a causé la chute de votre téléphone. Est-ce que cet individu a choisi intentionnellement de donner un coup dans votre bras ? Et bien d’après les déterministes dur ce n’est pas possible car le libre arbitre n’existe pas. D’après les libertariens et les compatibilistes possiblement. Les sciences cognitives viennent nous indiquer que dans tous les cas, son comportement à été en partie expliqué par une activité cérébrale inconsciente et par l’environnement dans lequel cela s’est produit. Donc le coup donné n’a pas pu être causé à 100% par son intention. Comprendre si nous avons un libre arbitre nous pousse à nous interroger sur la nature déterministe de l’univers, et surtout sur les causes des comportements de chacun·e. Comprendre le rôle de la volonté est un défi immense, essentiel pour définir la responsabilité morale des individus. Il faut cependant garder à l’esprit que la volonté est une notion subjective, difficile à estimer et encore plus à mesurer. Et puis après tout, en avons-nous le choix ?
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Merci d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs réalisée par Guillaume Pech, doctorant en psychologie cognitive à l’Université libre de Bruxelles, relue par l’équipe et contée par Inès Mentec.
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Références
[1] https://plato.stanford.edu/entries/moral-responsibility/
[2] B. Baertschi, La neuroéthique: la nature humaine revisitée, p32
[3] Haggard, P. (2008). Human volition: Towards a neuroscience of will. Nature Reviews Neuroscience, 9(12), Article 12. https://doi.org/10.1038/nrn2497
[4] Bourget, D. & Chalmers, D. J. (forthcoming) Philosophers on Philosophy: The PhilPapers 2020 Survey. Philosophers’ Imprint
[5] P. Dowe, What is Determinism?, Between Chance and Choice: Interdisciplinary Perspectives on Determinism (pp. 309–320).
[6] Kane R., A Contempory Introduction to Free-Will, Page 23-24 & 70
[7] Kane R., A Contempory Introduction to Free-Will, Page 33-34
[8] Kane R., A Contempory Introduction to Free-Will, Page 18-19
[9] Soon, C. S., He, A. H., Bode, S., & Haynes, J. D. (2013). Predicting free choices for abstract intentions. Proceedings of the National Academy of Sciences, 110(15), 6217-6222.
https://doi.org/10.1073/pnas.1212218110
[10] Soon, C. S., Brass, M., Heinze, H. J., & Haynes, J. D. (2008). Unconscious determinants of free decisions in the human brain. Nature neuroscience, 11(5), 543-545.
https://www.nature.com/articles/nn.2112
[11] Fried, I., Mukamel, R., & Kreiman, G. (2011). Internally generated preactivation of single neurons in human medial frontal cortex predicts volition. Neuron, 69(3), 548–562.
[12] Schultze-Kraft, M., Jonany, V., Binns, T. S., Soch, J., Blankertz, B., & Haynes, J.-D. (2021). Suppress Me if You Can: Neurofeedback of the Readiness Potential. eNeuro, 8(2).
https://doi.org/10.1523/ENEURO.0425-20.2020
[13] Li, C., Kreiman, G., & Ramanathan, S. (2022). Integrating artificial and biological neural networks to improve animal task performance using deep reinforcement learning. bioRxiv, 2022-09.
https://doi.org/10.1101/2022.09.19.508590