« Bienvenue dans Milgram de savoirs, le podcast qui démystifie la psychologie scientifique ».
Si mille grammes ne rentrent pas dans le programme, pourquoi pas une dose de 100 le temps d’un instant ?
Cet épisode a été écrit et enregistré par Kenzo Nera, chercheur postdoctoral au Center for Social and Cultural Psychology (CeSCuP, Université libre de Bruxelles). Il a été relu par l’ensemble de l’équipe.
Les injustices font partie de la vie quotidienne. Parfois, elles sont insignifiantes et prêtent à sourire. Tenez : un jour, quand j’étais enfant, mon grand frère a mangé le dernier flan dans le frigo familial, alors qu’il m’était dû. D’autres fois, les injustices renvoient à d’importants enjeux de société : c’est par exemple le cas des inégalités économiques, des violences racistes et de genre. Enfin, parfois, les injustices s’incarnent dans des événements géopolitiques majeurs, comme lorsque le gouvernement d’un régime autoritaire décide d’envahir militairement un de ses pacifiques voisins. Dans un monde idéal, une situation d’injustice amènerait naturellement faire preuve d’empathie envers les victimes. On observe néanmoins régulièrement le contraire : les victimes sont dénigrées et jugées responsables de ce qui leur arrive. D’où vient cette tendance répandue à blâmer les victimes ?
Il y a un demi-siècle, le psychologue sociale Melvin Lerner a proposé que cette tendance avait pour origine une certaine vision du monde : la « croyance au monde juste », qualifiée de biais de perception fondamental [1](Lerner, 1980). Il s’agit d’une croyance simple et très répandue : dans la vie, les personnes obtiennent ce qu’elles méritent ; elles “récoltent ce qu’elles sèment” en bien comme en mal. La croyance au monde juste permettrait aux individus de garder un sentiment de contrôle sur leur vie. En effet, cette croyance rend le monde prévisible, car elle suppose que ce qui nous arrive est la conséquence logique et prévisible de nos actes.
Le problème de la croyance au monde juste, c’est que lorsqu’on y adhère, on se retrouve motivé à trouver une correspondance entre les personnes et ce qui leur arrive. En effet, si les actes bons ont des conséquences positives et les actes mauvais des conséquences négatives, que penser lorsqu’on observe que des événements négatifs frappent certaines personnes ? Reconnaître qu’une injustice peut frapper une victime innocente, c’est aussi remettre en cause l’idée réconfortante que nous sommes maîtres de notre destinée dans un monde où les actes ont des conséquences prévisibles. Selon cette approche, blâmer les victimes permettrait de préserver la croyance au monde juste menacée par la situation d’injustice.
Comment tester une telle hypothèse ? Dans des expériences classiques menées dans les années 60 [2] (Lerner & Simmons, 1966), Melvin Lerner et Carolyn Simmons ont montré qu’il était possible de provoquer, en laboratoire, le dénigrement d’une victime. Dans cette étude, les participantes – toutes étudiantes en psychologie – étaient témoins d’une prétendue séance d’apprentissage où une actrice complice de l’expérience faisait mine de recevoir des chocs électriques en cas de mauvaise réponse. Oui, l’éthique de la recherche à l’époque, c’était autre chose… Les participantes étaient simples observatrices derrière une fenêtre sans tain. En réalité, la séance d’apprentissage était préenregistrée, et c’était une vidéo qui était montrée aux participantes. Les observatrices devaient rapporter leur impression de la jeune femme électrocutée, sur une série de traits permettant de dégager un ressenti global positif ou négatif. Par exemple, elles devaient noter dans quelle mesure la personne leur semblait aimable ou mature.
L’auteur et l’autrice de l’étude rapportent que le dénigrement de la victime des chocs électriques était d’autant plus fort que la situation expérimentale menaçait la croyance au monde juste. Ainsi, les participantes dénigraient d’autant plus la victime quand elles étaient dans l’impossibilité de lui apporter de l’aide. De la même façon, le dénigrement était plus fort lorsqu’elles étaient conscientes qu’elles allaient devoir encore observer, impuissantes, une nouvelle « séance d’apprentissage ». Un autre résultat surprenant de cette expérience est que le dénigrement de la victime était encore plus fort lorsque la souffrance de la victime avait pour but d’aider les participantes à valider des crédits universitaires. Autrement dit, les participantes dénigraient encore plus la victime lorsque celle-ci se “sacrifiait” pour elles. Incroyable, non ? L’explication de l’auteur et de l’autrice de cette étude était que ce type de situation menaçait tout particulièrement la croyance au monde juste, car la souffrance de la victime avait pour cause une motivation altruiste. C’était donc d’autant plus injuste.
On peut s’interroger sur la robustesse de ces résultats, car les belles histoires racontées dans les expériences classiques ne résistent pas toujours aux standards de rigueur en vigueur aujourd’hui Quoiqu’il en soit, de nombreux travaux ont depuis mis en évidence que la croyance au monde juste était liée au fait de blâmer et dénigrer les victimes dans toutes sortes de contextes [3, 4, 5]. Par exemple, la croyance au monde juste est associée – tout particulièrement chez les hommes – à un endossement des mythes du viol et au « victim blaming » de femmes agressées sexuellement [6, 7]. Pour rappel, les mythes du viol désignent un ensemble de croyances qui permettent de nier ou minimiser la responsabilité de la personne autrice de l’agression sexuelle (par exemple, “les victimes l’ont souvent cherché”, [8].
Mais la croyance au monde juste ne se limite pas au dénigrement des victimes. Elle est par exemple associée à une plus grande tolérance pour les inégalités économiques [9] et, plus globalement, à un soutien au système en place [10]. Sans grande surprise, la croyance au monde juste est liée aux croyances méritocratiques, c’est-à-dire, à une vision de la société selon laquelle la position sociale des individus – riches ou pauvres – reflète leurs mérites et efforts personnels [11](McNamee & Miller, 2009). A ce titre, on peut également noter que la croyance au monde juste est associée à une vision positive des personnes de haut statut social [12]. En effet, selon la croyance au monde juste, si une personne dispose de privilèges, c’est probablement parce qu’elle les a mérités. Cette croyance peut donc non seulement amener à dénigrer les victimes, mais également à louanger les personnes privilégiées.
Mais pourquoi cette croyance existe-t-elle ? La croyance au monde juste serait une “illusion positive” qui apporterait du réconfort aux individus [13]. Des travaux ont mis en évidence que cette croyance n’avait pas que des conséquences négatives. La croyance au monde juste est associée à un plus grand bien-être psychologique, tout particulièrement lorsque la croyance au monde juste est appliquée à soi-même [13, 14]. En outre, la croyance au monde juste repose sur l’idée que les actes vertueux sont récompensés, et que les actes immoraux sont punis. De ce fait, les gens qui endossent la croyance au monde juste semblent moins susceptibles d’user de moyens antisociaux pour parvenir à leurs fins [15]. Remarquons toutefois que la croyance au monde juste peut être associée au soutien de punitions lorsque celles-ci sont perçues comme justes. Par exemple, les personnes qui croient au monde juste ont davantage tendance à exprimer une volonté de se venger des auteurs d’attentats terroristes [16].
Notez que comme souvent en psychologie sociale, il existe des explications alternatives à cette analyse centrée sur la motivation à préserver l’image d’un monde juste, contrôlable et prévisible. Une analyse plus engagée est celle des mythes légitimateurs. Certains auteurs et autrices ont proposé que la hiérarchie sociale dans les sociétés humaines passe par la promotion de certaines idéologies servant à justifier les inégalités [17](Sidanius & Pratto, 1999). La méritocratie descriptive – c’est-à-dire, la croyance que l’on vit dans une société où la réussite et l’échec sont le reflet direct des efforts et mérites des individus [11](McNamee & Miller, 2009) – est un exemple classique d’idéologie de légitimation des inégalités. Ces mythes légitimateurs permettent de justifier pourquoi, dans la société, certains groupes ont davantage de privilèges que d’autres. La croyance au monde juste peut être analysée à travers ce prisme : elle nous fait apparaître comme normal que certaines personnes vivent dans de magnifiques appartements surplombant les Champs-Elysées, pendant que d’autres vivent entassées dans de minuscules HLM en banlieue.
Être spectateur ou spectatrice d’une injustice qui frappe une victime innocente, c’est se confronter au fait que parfois, nous n’avons pas de contrôle sur ce qui nous arrive, et que des événements négatifs peuvent frapper des gens qui n’ont rien fait pour. Ce genre de situations remet en cause la croyance réconfortante d’un monde juste, prévisible et contrôlable, où les actes bons sont récompensés et les actes mauvais punis. Selon des travaux classiques, c’est pour rétablir cette illusion d’un monde juste que certaines personnes auraient tendance à dénigrer les victimes d’injustices. Ces travaux ont beau avoir été menés il y a plus d’un demi-siècle, la grille d’analyse qu’ils proposent ne semblent pas prête d’être obsolète.
Références
[1] Lerner, M. J. (1980). The belief in a just world: A fundamental delusion. Springer.
[2] Lerner, M. J., & Simmons, C. H. (1966). Observer’s reaction to the” innocent victim”: Compassion or rejection?. Journal of Personality and social Psychology, 4(2), 203.
[3] Bizer, G. Y., Hart, J., & Jekogian, A. M. (2012). Belief in a just world and social dominance orientation: Evidence for a mediational pathway predicting negative attitudes and discrimination against individuals with mental illness. Personality and individual differences, 52(3), 428-432.
[4] Ebneter, D. S., Latner, J. D., & O’Brien, K. S. (2011). Just world beliefs, causal beliefs, and acquaintance: Associations with stigma toward eating disorders and obesity. Personality and Individual Differences, 51(5), 618-622.
[5] Keller, C., & Siegrist, M. (2010). Psychological resources and attitudes toward people with physical disabilities. Journal of Applied Social Psychology, 40(2), 389-401.
[6] Gravelin, C. R., Biernat, M., & Bucher, C. E. (2019). Blaming the victim of acquaintance rape: Individual, situational, and sociocultural factors. Frontiers in psychology, 9, 2422.
[7]Russell, K. J., & Hand, C. J. (2017). Rape myth acceptance, victim blame attribution and Just World Beliefs: A rapid evidence assessment. Aggression and Violent Behavior, 37, 153-160.Sidanius, J., & Pratto, F. (1999). Social dominance: An intergroup theory of social hierarchy and oppression. Cambridge University Press.
[8] Koss, M. P., Goodman, L. A., Browne, A., Fitzgerald, L. F., Keita, G. P., & Russo, N. F. (1994). No safe haven: Male violence against women at home, at work, and in the community. American Psychological Association.
[9] García-Sánchez, E., Correia, I., Pereira, C. R., Willis, G. B., Rodríguez-Bailón, R., & Vala, J. (2022). How fair is economic inequality? Belief in a just world and the legitimation of economic disparities in 27 European countries. Personality and Social Psychology Bulletin, 48(3), 382-395.
[10] Goudarzi, S., Pliskin, R., Jost, J. T., & Knowles, E. D. (2020). Economic system justification predicts muted emotional responses to inequality. Nature communications, 11(1), 383.
[11] McNamee, S. J., & Miller, R. K. (2009). The meritocracy myth. Rowman & Littlefield.
[12] Oldmeadow, J., & Fiske, S. T. (2007). System‐justifying ideologies moderate status= competence stereotypes: Roles for belief in a just world and social dominance orientation. European Journal of Social Psychology, 37(6), 1135-1148.
[13] Dalbert, C. (1999). The world is more just for me than generally: About the personal belief in a just world scale’s validity. Social justice research, 12, 79-98.
[14] Furnham, A. (2003). Belief in a just world: Research progress over the past decade. Personality and individual differences, 34(5), 795-817.
[15] Hafer, C. L. (2000). Investment in long-term goals and commitment to just means drive the need to believe in a just world. Personality and Social Psychology Bulletin, 26(9), 1059-1073.
[16] Kaiser, C. R., Vick, S. B., & Major, B. (2004). A prospective investigation of the relationship between just-world beliefs and the desire for revenge after September 11, 2001. Psychological Science, 15(7), 503-506.