Cet épisode a été écrit par Flora Gautheron et Aurore Gaboriaud doctorantes de l’université de Grenoble-Alpes, avec l’aide de Julia Eberlen, relu par Fiona Adrien, Magali Beylat, Olivier Klein et Pascaline Van Oost et vous est conté par Fiona Adrien.
Imaginons la situation suivante : le patron d’une grande entreprise se voit proposer par son équipe la mise en place d’un tout nouveau programme qui permettrait d’augmenter considérablement les bénéfices de son entreprise. Mais la mise en place d’un tel programme engendrerait, au-delà du bénéfice purement financier, des dégâts non négligeables pour l’environnement. Malgré cette conséquence, le patron décide tout de même de mettre en œuvre le programme en question, en affirmant que son seul but est de maximiser son profit et qu’il ne se soucie donc que peu de l’avenir de notre planète. Le programme est lancé, et comme attendu, il s’avère effectivement nocif pour l’environnement.
Dans cette situation, diriez-vous que le patron a intentionnellement nui à l’environnement ? Si oui, vous avez réfléchi de la même manière que les 82% de gens qui ont participé à l’étude menée par Joshua Knobe en 2003 [1]. Face à la nocivité de ce programme pour l’environnement, nous avons presque toutes et tous tendance à considérer les intentions de ce patron comme malveillantes. Ce dernier semble vouloir augmenter son profit à n’importe quel prix, c’est-à-dire même si cela porte gravement atteinte à notre planète.
Mais qu’en serait-il désormais si la conséquence de la mise en place de ce programme – au-delà du bénéfice financier – était positive pour l’environnement ? Ici, le patron ne serait pas davantage préoccupé de l’impact environnemental, bien que celui-ci soit positif. Dans cette situation, seul·e·s 23% pensent que le patron a agi de façon intentionnelle.
Dans les deux cas, le patron ne s’intéresse pas aux conséquences environnementales de son programme. Pourquoi donc attribuons-nous plus facilement au patron l’intention de nuire à l’environnement que celle de le préserver ?
L’effet Knobe : quésaco ?
Il s’agit là de ce que l’on a nommé « l’effet Knobe », du nom de Joshua Knobe, qui a découvert ce phénomène. C’est la tendance que nous avons à déduire les intentions de l’auteur ou l’autrice d’une action de manière différenciée selon que les conséquences secondaires de cette action sont positives ou négatives [1][2]. Plus précisément, nous avons tendance à prêter davantage de mauvaises intentions à l’auteur ou l’autrice d’une action lorsque celle-ci a des conséquences secondaires négatives que nous ne prêtons de bonnes intentions lorsque cette même action a des conséquences secondaires positives [1][2].
Imaginez-vous, en pleine pandémie de Covid-19, vous souhaitez récupérer vos étrennes de Noël auprès de votre grand-père en maison de retraite. Vous avez été en contact avec une personne diagnostiquée positive au virus, mais vous décidez tout de même de rendre visite à votre aïeul. Tout ce qui vous importe est de récupérer votre argent, vous ne vous souciez que peu des implications de votre visite. Dans un premier cas, vous transmettez le virus à votre grand-père qui se retrouve gravement malade. Dans le second, votre présence lui apporte un profond réconfort lui permettant de surmonter sa solitude. Selon l’effet Knobe, on vous prêtera plus d’intentions de nuire dans le premier cas, que de bonnes intentions dans le second.
Donc, lorsque le comportement d’une personne a des conséquences secondaires négatives, nous penserons davantage que la personne a intentionnellement engendré ces conséquences, alors que nous jugerons son action comme moins intentionnelle si son comportement a des conséquences secondaires positives.
Pour expliquer cet effet, plusieurs hypothèses ont été proposées par les philosophes et psychologues.
Ce que l’on entend par “avoir l’intention de …”
L’une des premières explications possibles est que nous interprétons les intentions d’autrui de différentes manières selon le contexte [3]. Avoir l’intention de faire une action (par exemple vouloir nuire à l’environnement) peut référer au fait de désirer volontairement les conséquences de cette action. Mais parfois, avoir l’intention de faire une action peut aussi correspondre au simple fait d’avoir conscience de ces conséquences (par exemple, le patron avait conscience des impacts du programme sur l’environnement, même s’il ne les souhaitait pas directement).
Ainsi, dans les situations où les conséquences secondaires sont négatives, on perçoit une action intentionnellement produite comme le simple fait que l’individu ait eu conscience de ses implications. Alors que dans les situations où les conséquences secondaires sont positives, on perçoit le caractère intentionnel de cette action comme le fait d’avoir désiré ses conséquences. Ici, on dirait que lorsque le programme était nocif pour l’environnement, beaucoup de répondant·e·s pensaient que le patron avait conscience des conséquences négatives. Par contre, lorsque le programme était bénéfique pour l’environnement, les répondant·e·s pensaient moins que le patron avait désiré ces conséquences.
Une différence en termes d’émotions ?
Une autre explication possible pourrait être que ces différents scénarios n’engendrent pas les mêmes émotions en termes d’intensité. Les émotions négatives déclenchées lorsqu’un préjudice est observé sont plus fortes que les émotions positives associées à un bienfait. Les émotions ressenties pour chaque situation influenceraient la représentation que l’on se fait des intentions de la personne. On attribuerait ainsi plus d’intentions à l’individu lorsque la situation déclenche des émotions plus fortes (c’est-à-dire dans le cas de conséquences négatives) [4].
Plus facile de blâmer que de louer
Il est également plus facile et commun de blâmer lorsqu’une norme est enfreinte, plutôt que de féliciter lorsqu’elle est respectée [5][6][7]. Le simple fait qu’une personne respecte une règle morale est d’ailleurs souvent insuffisant pour qu’on lui fasse des éloges.
Cette asymétrie se retrouverait aussi lorsqu’il faut juger des intentions d’autrui : comme il est nécessaire que la personne ait eu de bonnes intentions d’agir pour pouvoir la féliciter, et qu’il est plus coûteux de féliciter quelqu’un que de le blâmer, nous aurons tendance à ne pas lui attribuer ces bonnes intentions pour nous épargner cet effort.
Pour conclure…
Pour ces différentes raisons, notre perception des intentions d’une personne est influencée par les conséquences indirectes de son action. Ce phénomène peut ainsi pousser à prêter des intentions qui ne reflètent pas forcément la réalité : nous attribuons parfois des intentions aux autres en fonction des conséquences engendrées, et non en fonction de leurs motivations premières.
Et vous, ne vous est-il jamais arrivé de prêter des mauvaises intentions à quelqu’un uniquement à cause de conséquences que cette personne n’aurait pas directement souhaitées ?
Merci d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs réalisée par Cet épisode a été écrit par Flora Gautheron et Aurore Gaboriaud doctorantes de l’université de Grenoble-Alpes et vous est conté par Fiona Adrien. Nous vous retrouvons très vite pour de nouveaux épisodes passionnants !
Plus d’informations
[1] Knobe, J. (2003). Intentional action and side effects in ordinary language. Analysis, 63(3), 190-194. https://doi.org/10.1093/analys/63.3.190
[2] Feltz, A. (2007). The Knobe effect : a brief overview. The Journal of Mind and Behavior, 28(3/4), 265‑277.
[3] Nichols, S., & Ulatowski, J. (2007). Intuitions and individual differences: The Knobe effect revisited. Mind & Language, 22(4), 346-365. https://doi.org/10.1111/j.1468-0017.2007.00312.x
[4] Ngo, L., Kelly, M., Coutlee, C. G., Carter, R. M., Sinnott-Armstrong, W., & Huettel, S. A. (2015). Two distinct moral mechanisms for ascribing and denying intentionality. Scientific Reports, 5(1), 1-11. https://doi.org/10.1038/srep17390
[5] Nadelhoffer, T. (2004). On praise, side effects, and folk ascriptions of intentionality. Journal of Theoretical and Philosophical Psychology, 24(2), 196‑213. https://doi.org/10.1037/h0091241
[6] Hindriks, F., Douven, I., & Singmann, H. (2016). A new angle on the Knobe effect: Intentionality correlates with blame, not with praise. Mind & Language, 31(2), 204-220. https://doi.org/10.1111/mila.12101
[7] Clark, C. J., Shniderman, A., Luguri, J. B., Baumeister, R. F., & Ditto, P. H. (2018). Are morally good actions ever free? Consciousness and Cognition, 63, 161-182. https://doi.org/10.1016/j.concog.2018.05.006