« Bienvenue dans Milgram de savoirs, le podcast qui démystifie la psychologie scientifique ».
Si mille grammes ne rentrent pas dans le programme, pourquoi pas une dose de 100 le temps d’un instant ?
Cet épisode a été écrit par Stephéline Ginguené, doctorante en psychologie sociale de l’Université Lumière Lyon 2 et vous est conté par Sarah Leveaux.
Avez-vous été sidéré·es par les images des massacres en Ukraine, des deux guerres mondiales ou encore du conflit israélo-palestinien ? Avez-vous été choqué·es par les témoignages sur le traitement des Ouïghours dans le Xinjiang ? Ou encore avez-vous peut être ressenti de l’indignation en visionnant les images des forces de l’ordre en train de lacérer les tentes et détruire les possessions des migrant·es à Calais ou à Paris (Julien, 2021) ? Face à ces informations et images difficiles, vous êtes-vous déjà demandé·e comment il est possible d’infliger ce type de traitement à un autre être humain ou d’adhérer à cette idée ? Si ces questions vous parlent, tant mieux, car aujourd’hui nous allons parler d’un processus qui explique en partie ces comportements. Il s’agit du processus de « déshumanisation ».
La déshumani-quoi ?
La déshumanisation correspond à nier l’identité et l’individualité d’une personne que l’on va considérer comme inférieure à un être humain et est fortement liée à la discrimination d’autrui (Haslam, 2006 ; Haslam & Loughnan, 2014 ; Kelman, 1976). De façon générale, les études en psychologie sociale ont montré que plus on a tendance à déshumaniser un individu ou un groupe d’individus, plus on a tendance à avoir des comportements discriminatoires à leur égard, et d’autant plus si on considère que cet individu ou ce groupe nous menacent (Pereira et al., 2009). D’ailleurs, la déshumanisation apparaît fréquemment dans des contextes de conflits armés, notamment lors des génocides où les agresseurs ont tendance à déshumaniser leurs victimes, ce qui leur permet de justifier et de rationaliser leurs actes (pour une revue, voir Maoz & McCauley, 2008). Si on prend un exemple historique classique : Adolf Hitler faisait référence aux Juifs comme étant de la vermine, des rats. Déshumaniser les juifs (en supprimant délibérément leurs traits sympathiques et humains) permettait de créer une distance et d’orienter l’opinion publique, afin de faire taire les objections et de faire accepter les traitements infligés aux membres de ce groupe.
Actuellement, les militaires qui agressent les populations Ukrainiennes déshumanisent très probablement leurs victimes pour rendre plus acceptables ces agissements. Ce processus s’observe également dans les discours médiatiques et les décisions politiques concernant la prise en charge des personnes en situation de migration. Les migrant·es sont souvent réduites à des séries de statistiques et associé·es à des préconisations de fermetures de frontières sans prise en compte des parcours de vie des personnes (voir tribune « POINT DE VUE. Migrations en Europe : pour que la solidarité remplace enfin les barbelés », Aubry & Careme, 2023). Des métaphores déshumanisantes sont alors fréquemment utilisées pour qualifier les personnes en situation de migration, en les comparant à des fluides ou à des éléments. Les médias titraient alors : « L’Europe ne peut pas faire grand-chose devant le raz-de-marée de clandestins » (Devecchio, 2014), « En 2021, des flux migratoires vers l’Union européenne en hausse » (Collen, 2023), ou bien « Immigration : le mythe de « l’appel d’air » » (Chemin, 2023).
Les groupes ciblés par la déshumanisation sont très variés ! Il s’agira de groupes ethniques différents du sien, des classes sociales défavorisées, des “criminel·les”, des personnes atteintes de maladies mentales, etc. (pour une revue, voir Haslam & Loughnan, 2014).
Globalement, il suffirait de percevoir un groupe comme peu chaleureux et peu compétent, pour ressentir du dégoût à son égard, pour le déshumaniser et pour légitimer les comportements discriminatoires à leur encontre (Harris & Fiske, 2011). D’ailleurs, pas besoin de faire partie d’un groupe spécifique pour être déshumanisé·e. Effectivement, au quotidien nous avons spontanément tendance à déshumaniser les autres groupes et à percevoir leurs membres comme moins humains, alors même que nous ne sommes pas en conflit avec eux (Leyens et al., 2001). Les recherches sur la déshumanisation ont montré qu’on avait tendance à attribuer davantage une nature “humaine” à son propre groupe qu’aux autres groupes (pour une revue, voir Koval et al., 2012). Parmi d’autres fonctions, ce processus nous permet de protéger l’identité de notre groupe, par exemple en justifiant nos défauts et nos comportements discriminatoires par notre nature humaine.
Objet ou animal ?
Si l’on plonge plus en détail dans ces mécanismes, les recherches en psychologie sociale distinguent deux formes de déshumanisation niant la nature ou les caractéristiques humaines d’individus ou de groupes (Haslam, 2006). D’abord, on retrouvera la déshumanisation mécaniste où autrui est considéré comme un objet et sa nature humaine est niée. Les individus sont objectifiés, perçus comme « manquant d’émotivité, de chaleur, d’ouverture cognitive, de libre arbitre et […] de profondeur » (Haslam, 2006, p.258). Par exemple, il existe beaucoup de témoignages de personnes assignées femmes à la naissance et de mouvements dénonçant les violences gynécologiques et obstétricales qui se manifestent à travers : l’objectification de leur corps, les pratiques réalisées sans leur consentement ou bien l’absence de prise en compte de leur libre arbitre, de leur vécu, voire de leur douleur (visibles avec les #payetonutérus ou #payetongynéco ou le tumblr « Je n’ai pas consenti »). Dans la déshumanisation mécaniste, les individus seraient appréhendés comme des ensemble mécaniques, des “hommes-machines”, comme le dénonçait la métaphore de Charlie Chaplin dans les Temps Modernes. Cette métaphore toujours d’actualité permet de notamment de réfléchir aux conditions de travail des travailleur·ses étranger·es lors de la Coupe du monde 2022 au Qatar (Communiqué de Presse d’Amnesty International, 2022).
La deuxième forme de déshumanisation est la déshumanisation animale où autrui est appréhendé comme un animal et les caractéristiques propres à l’être humain ne lui sont plus associées (Haslam, 2006). Les individus sont alors comparés à des animaux et perçus comme pouvant manquer « de raffinement, de civilité, de sensibilité morale, […] grossiers, non cultivés, dépourvus de maîtrise de soi et non intelligents. » (Haslam, 2006, p.258). Quand on parle de comparaisons avec les animaux, des illustrations historiques viennent assez facilement à l’esprit ! On peut penser à l’antisémitisme de la seconde guerre mondiale où la comparaison était faite entre les personnes de confession juive et les rats ; ou encore des représentations racistes des personnes noires, comparées à des singes. Et certaines de ces représentations font malheureusement encore partie de notre paysage aujourd’hui ! On a d’ailleurs pu assister à plusieurs matchs de foot où les supporteur·ices ont poussé des cris de singe lorsqu’un·e joueur·se noire participait à la compétition (Séchier, 2023).
Cette déshumanisation animale se rapproche d’un autre processus assez semblable que l’on nomme “l’infra-humanisation”. Infra-humaniser, cela revient à considérer que les groupes auxquels on appartient auraient une identité sociale plus humaine que certains autres groupes (Vaes et al., 2012). On va considérer que les êtres humains des groupes qui ne sont pas les miens sont un peu moins qu’humains et donc qu’ils/elles ne ressentent pas certaines émotions (comme la honte ou la culpabilité).
Est-ce que la déshumanisation est inéluctable ?
Tout d’abord, il faut savoir qu’il est possible de lutter contre la déshumanisation. Une piste d’action pourrait être de contribuer à favoriser la perception des membres d’un autre groupe en tant qu’individus à part entière et pas comme un tout homogène, en favorisant le contact entre les groupes. Cela permettrait de réduire le processus de déshumanisation et favoriserait leur intégration dans la société (Haslam & Loughnan, 2014 ; Koc & Anderson, 2018).
Notons également que des travaux récents remettent en cause le rôle de la déshumanisation comme facteur causant des violences à l’égard d’autres groupes ou individus. Harriet Over (2021) note ainsi que les violences à l’égard des autres groupes sont souvent commises précisément parce qu’on leur attribue des émotions humaines comme la perversité ou le désir d’humilier. Elle remarque aussi que l’on accorde souvent des attributs non-humains à son propre groupe – par exemple lorsqu’on représente son équipe de football par une mascotte correspondant à un animal. La controverse fait donc rage entre les chercheur·ses sur la déshumanisation !
Nous vous remercions d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs, réalisée par Stephéline Ginguené ; et relue par l’équipe. Nous vous retrouvons très vite pour de nouveaux épisodes !
Références
Amnesty International. (2022, 19 mai). Communiqué de Presse. Qatar 2022 : Il est encore temps de ramener la coupe à la raison ! https://www.amnesty.fr/presse/qatar-2022-il-est-encore-temps-de-ramener-la-coupe
Aubry, M., & Careme, D. (2023, 04 mars). POINT DE VUE. Migrations en Europe : pour que la solidarité remplace enfin les barbelés. Ouest France [Online]. https://www.ouest-france.fr/reflexion/point-de-vue/point-de-vue-migrations-en-europe-pour-que-la-solidarite-remplace-enfin-les-barbeles-24084724-b9c4-11ed-b868-af5e53e878b5
Chemin, A. (2023, 11 janvier). Immigration : le mythe de « l’appel d’air ». Le Monde [Online]. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/11/immigration-le-mythe-de-l-appel-d-air_6157358_3232.html
Collen, V. (2023, 29 mars). En 2021, des flux migratoires vers l’Union européenne en hausse. Les Echos [Online]. https://www.lesechos.fr/monde/europe/en-2021-des-flux-migratoires-vers-lunion-europeenne-en-hausse-1920355
Devecchio, A. (2014, 21 octobre). L’Europe ne peut pas faire grand-chose devant le raz-de-marée de clandestins. Le Figaro [Online]. https://www.lefigaro.fr/vox/politique/2014/10/21/31001-20141021ARTFIG00146-l-europe-ne-peut-pas-faire-grand-chose-devant-le-raz-de-maree-de-clandestins.php
Harris, L. T., & Fiske, S. T. (2011). Perceiving humanity or not: A social neuroscience approach to dehumanized perception. In Social neuroscience: Toward understanding the underpinnings of the social mind (p. 123‑134).
Haslam, N. (2006). Dehumanization: An Integrative Review. Personality and Social Psychology Review, 10(3), 252‑264. https://doi.org/10.1207/s15327957pspr1003_4
Haslam, N., & Loughnan, S. (2014). Dehumanization and infrahumanization. Annual Review of Psychology, 65, 399‑423.
Julien, E. (2021, 29 novembre). Tentes de migrants lacérées à Calais : ce que l’on sait de la polémique. Le Parisien [Online]. https://www.leparisien.fr/faits-divers/tentes-de-migrants-lacerees-a-calais-ce-que-lon-sait-de-la-polemique-29-11-2021-Z6GZIT2OZZCP5BLF34JELXR4PE.php
Kelman, H. (1976). Violence without restraint: Reflections on the dehumanization of victims and victimizers. In G. Kren & L. Rappoport (Éds.), Varieties of Psychohistory (p. 282‑314). Springer.
Koc, Y., & Anderson, J. R. (2018). Social Distance toward Syrian Refugees: The Role of Intergroup Anxiety in Facilitating Positive Relations. Journal of Social Issues, 74(4), 790‑811. https://doi.org/10.1111/josi.12299
Koval, P., Laham, S. M., Haslam, N., Bastian, B., & Whelan, J. A. (2012). Our Flaws Are More Human Than Yours: Ingroup Bias in Humanizing Negative Characteristics. Personality and Social Psychology Bulletin, 38(3), 283‑295. https://doi.org/10.1177/0146167211423777
Leyens, J. P., Rodriguez‐Perez, A., Rodriguez‐Torres, R., Gaunt, R., Paladino, M. P., Vaes, J., & Demoulin, S. (2001). Psychological essentialism and the differential attribution of uniquely human emotions to ingroups and outgroups. European Journal of Social Psychology, 31(4), 395‑411.
Maoz, I., & McCauley, C. (2008). Threat, dehumanization, and support for retaliatory aggressive policies in asymmetric conflict. Journal of Conflict Resolution, 52(1), 93‑116.
Over, H. (2021). Seven Challenges for the Dehumanization Hypothesis. Perspectives on Psychological Science, 16(1), 3‑13. https://doi.org/10.1177/1745691620902133
Pereira, C., Vala, J., & Leyens, J. P. (2009). From infra-humanization to discrimination: The mediation of symbolic threat needs egalitarian norms. Journal of Experimental Social Psychology, 45(2), 336‑344.
Séchier, T. (2023, 5 janvier). Le défenseur français Samuel Umtiti visé par des cris de singe en Italie. France Bleu [Online]. https://www.francebleu.fr/sports/football/le-defenseur-francais-samuel-umtiti-vise-par-des-cris-de-singe-en-italie-2273040
Vaes, J., Leyens, J. P., Paola Paladino, M., & Pires Miranda, M. (2012). We are human, they are not: Driving forces behind outgroup dehumanisation and the humanisation of the ingroup. European Review of Social Psychology, 23(1), 64‑106.