Du désaccord au conflit: comprendre les mécanismes en jeu


Réalisé à l’occasion de la journée d’étude internationale : gestion des controverses et conflits en D&I, organisée par l’AFMD et l’ADRIPS, cet épisode est accompagné d’un autre épisode, consacré à la gestion du conflit : n’hésitez pas à aller le découvrir également !

Cet épisode a été écrit par Stéphanie Demoulin, professeure en psychologie sociale à l’Université catholique de Louvain.

À quand remonte votre dernière situation de conflit ? Hier soir à cause des chaussons qui trainent (encore !) dans l’entrée ? La semaine dernière, avec ce collègue qui trouve toujours le moyen de poser ses congés au pire moment pour tout le monde ?

En fait, nos interactions sociales, qu’elles soient privées ou professionnelles, sont complexes et conduisent parfois… voire souvent, à des situations de conflit ! Le conflit est une expérience qui rythme notre quotidien, et pourtant… savons-nous vraiment ce qui le suscite et ce qu’il vient dire des situations que nous rencontrons ?

Photo par Chris Sabor trouvé sur Unsplash

Commençons par définir ce fameux “conflit” :

Si l’on décortique l’idée : les conflits se produisent quand au moins deux parties (des collègues, un couple, des équipes de basket, des entreprises, etc.) perçoivent une incompatibilité entre leurs intérêts, leurs croyances, leurs normes ou leurs valeurs. Par exemple, quand Tom monopolise la salle de réunion en permanence (même sans avoir de réunion !), alors que vous pensez que tout le monde devrait pouvoir l’utiliser équitablement.

Mais attention, il ne s’agit d’un conflit que si cette incompatibilité est associée à : la perception d’un résultat négatif et que ce petit mélange s’accompagne d’émotions, elles aussi négatives.

C’est-à-dire, si Tom monopolise la salle de réunion d’une manière qui ne vous semble pas correcte, mais que vous n’avez pas l’impression que cela vous impacte dans votre travail, vous ne percevrez pas forcément de conséquences défavorables ni d’émotions négatives. Par contre, si vous avez l’impression que cela pourrait vous empêcher d’organiser vos propres réunions et vous mettre dans l’embarras par rapport à vos collaborateur·ices, vous percevrez des conséquences négatives pour vous, ce qui sera sûrement accompagné de colère, de rancœur ou d’autres émotions négatives.

Pour comprendre les conflits, pourquoi ils naissent et pourquoi ils ont de telles conséquences, il faut donc connaître les fondements de ces situations ! Le petit trio en question est composé de : l’interdépendance, la perception, et des émotions.

La première notion clé dans la considération du conflit, est “l’interdépendance”. Effectivement, c’est bien parce que les parties dépendent l’une de l’autre pour atteindre leurs objectifs qu’elles risquent de se trouver en situation d’incompatibilité…

Cependant, “Interdépendance” ne signifie pas pour autant que les parties bénéficient d’un même pouvoir dans la relation ni que ce qui est l’objet de l’interdépendance soit quelque chose de purement matériel. Dans nombre de relations, telles les relations amoureuses ou amicales, ce qui s’échange entre les partenaires relève davantage du symbolique que du financier.

Ensuite, c’est la “perception” qui sera importante.

Lorsqu’une incompatibilité, qui existe objectivement, n’est pas perçue, elle n’entraîne pas de conflit. A l’inverse, si les parties ont l’impression qu’une incompatibilité existe, il y a conflit. Même s’il n’existe en réalité pas d’incompatibilité objective !

 Les expert.es en gestion des conflits illustrent souvent cela avec l’exemple d’une dispute entre deux sœurs au sujet d’une orange. Les deux sœurs sont en conflit car elles perçoivent leurs intérêts comme incompatibles « toutes deux souhaitent obtenir l’orange » alors qu’en réalité leurs intérêts respectifs pourraient être simultanément rencontrés si au lieu de focaliser sur leur revendication, « l’orange », elles communiquaient sur leurs besoins réels. Elles se rendraient alors compte que l’une a besoin du jus de l’orange pour en faire une boisson, alors que l’autre n’a besoin que du zest de l’orange pour l’utiliser dans un gâteau.

Finalement, ce sont les émotions qui sont importantes pour définir un conflit. Pour des auteures telles que Jones et Bodker, le conflit est par essence émotionnel. Comme elles l’expriment si justement, reconnaître que nous sommes en conflit c’est admettre que nous avons été émotionnellement bousculé.es.

De fait, tant que l’incompatibilité perçue n’implique pas d’émotion, elle reste dans la sphère du simple désaccord. Une des deux sœurs pourrait simplement décider d’aller acheter une autre orange, ou simplement abandonner son plan de faire un gâteau. Mais, ce sont les émotions que l’incompatibilité soulèvent qui mènent, à un moment donné, les parties à qualifier cette situation de “conflit”.

Cet aspect émotionnel fait que ce qu’on considère comme un “conflit” peut varier selon les personnes, les situations et les cultures.

Certains individus, plus que d’autres, seront sensibles à l’apparition des conflits et réagiront à l’incompatibilité de façon plus émotionnelle que d’autres. Par ailleurs, un même degré d’incompatibilité sera accepté plus facilement dans certains contextes que dans d’autres. Au travail ou dans le privé, notre tolérance au désaccord et les réactions émotionnelles qui s’y rapportent ne sont pas les mêmes. Enfin, nos manières de réagir sont également culturellement déterminées. Alors que certaines cultures valorisent l’opposition et la controverse, d’autres donnent un poids plus important à l’harmonie sociale et répriment plus promptement les marques publiques de désaccords.

Qu’est-ce qui va susciter les conflits ?

Les conflits prennent naissance dans divers types de divergences. La source la première à laquelle nous pensons parfois est la personnalité. Les différences de personnalité contribuent à créer des tensions. Par exemple, une personne introvertie pourrait percevoir les interventions fréquentes d’un collègue extraverti comme intrusives ou distrayantes, ce qui pourrait donner lieu à un conflit. Mais si les différences de personnalité existent, leur contribution dans la genèse des conflits est souvent largement exagérée. D’autres sources de conflit beaucoup plus fondamentales existent, à commencer par les divergences d’intérêts. Parce que nous occupons des places différentes au sein des structures sociales, professionnelles ou familiales, les objectifs et intérêts que nous poursuivons divergent structurellement. Une manager ne poursuit pas les mêmes objectifs qu’une comptable ou qu’un réceptionniste c’est bien naturel et cela n’a rien à voir avec leur personnalité. Outre ces divergences structurelles, les conflits apparaissent également du fait d’une série d’erreurs commises par les acteurs. Erreurs communicationnelles d’abord, tant dans l’encodage des informations transmises, par exemple la manière dont nous formulons nos phrases, que dans le décodage et l’interprétation de celles-ci, par exemple dans la manière dont on interprète une phrase d’un collègue. Des messages mal formulés ou mal interprétés créent ainsi des malentendus générant nombre de frustrations, et peuvent entraîner des erreurs d’analyse et de jugement ; Ces erreurs sont notamment créées par la myriade de biais cognitifs auxquels les parties succombent lorsqu’elles manquent de motivation pour mener à bien une analyse détaillée des situations ou lorsqu’elles ne disposent pas de ressources cognitives en suffisance pour le faire.

Maintenant que nous avons défini les contours de ce que sont les conflits et pourquoi ils surviennent, la question en suspens reste :

Quelles sont les conséquences de ces conflits ?

(Et là, j’imagine que vous avez peut-être une idée, voire des expériences directes).

Si connaître les sources de conflit est important, appréhender leurs conséquences l’est tout autant. Ces conséquences sont multiples, diverses et souvent négatives. Par exemple, lorsque les tensions augmentent, les gens ont tendance à moins se parler, ce qui augmente les incompréhensions et aggrave les conflits. Les émotions négatives intenses amplifient le stress et la détresse psychologique, et les parties impliquées finissent par se retrancher sur leurs positions. Elles n’arrivent plus à analyser la situation ce qui rend le dialogue difficile, et aggrave les malentendus et les frustrations. Si les conflits sont mal gérés, ils laissent des séquelles dans les relations et rendent les interactions futures plus tendues et moins productives. Quant aux conflits non résolus, ils compromettent la performance, particulièrement dans les milieux professionnels où la coopération et l’efficacité sont essentielles.

Mais toutes ces conséquences négatives ne doivent pas nous faire oublier qu’en réalité, les conflits sont également nécessaires et qu’ils peuvent même, à condition qu’ils soient gérés adéquatement, avoir des effets positifs sur les dynamiques interpersonnelles et organisationnelles. Les conflits sont nécessaires car ils révèlent les problèmes sous-jacents des systèmes et des relations. Ils sont ainsi des catalyseurs de changement, indiquant aux acteurs que les choses ne fonctionnent pas bien et que des ajustements sont nécessaires.De plus, les conflits poussent les individus à mieux comprendre leurs propres valeurs, intérêts et limites, mais aussi ceux des autres. Cette meilleure connaissance les aide à développer leur empathie et leur capacité à travailler ensemble. Bien géré, un conflit devient donc une occasion unique de clarifier les malentendus, d’améliorer les relations, et de développer des liens plus forts et des moyens plus efficaces de coopérer.

Souvent, les individus optent pour l’évitement des conflits en raison de leur peur ou de leur manque de compétences pour faire face aux situations conflictuelles. Cependant, l’évitement est une stratégie inefficace, car il ne résout pas le conflit ; au contraire, il le repousse dans le temps, et celui-ci refait surface plus tard, souvent avec une intensité accrue. En lieu et place de l’évitement, il convient donc de développer des modes de gestion des conflits efficaces qui limitent les conséquences négatives et maximisent les aspects positifs.

Et pour en apprendre plus à ce sujet, nous vous invitons à écouter notre deuxième épisode sur le conflit, qui se concentre sur la gestion des conflits !

Références

Budd, J. W., Colvin, A. J. S., & Pohler, D. (2019). Advancing Dispute Resolution by Understanding the Sources of Conflict: Toward an Integrated Framework. ILR Review, 001979391986681. https://doi.org/10.1177/0019793919866817

Cupach, W. R. (2009). “You’re bugging me!”: Complaints and criticism from a partner. In B. H. Spitzbzerg & W. R. Cupach (Eds.), The Dark Side of Interpersonal Communication: Second Edition (pp. 143–168). https://doi.org/10.4324/9780203936849

Demoulin, S. (2021). Psychologie de la médiation et de la gestion des conflits: Guide pratique. Mardaga.

Jones, T. S. (2000). Emotional communication in conflict: Essence and impact. In W. Eadle & P. Nelson (Eds.), The language of conflict and resolution. Thousand Oaks, California: Sage.

Jones, T. S., & Bodtker, A. (2001). Mediating with heart in mind: Addressing emotion in mediation practice. Negotiation Journal, 17(3), 207–244. https://doi.org/10.1023/A:1013283710190

Van Leeuwen, W., & Baas, M. (2017). Creativity Under Attack: How People’s Role in Competitive Conflict Shapes Their Creative Idea Generation. Creativity Research Journal, 29(4), 354–369. https://doi.org/10.1080/10400419.2017.1376492