Cet épisode a été écrit par Kevin Vezirian, doctorant en psychologie sociale à l’Université Grenoble Alpes, et vous est conté par Pascaline Van Oost;
1954, Chicago. Les adeptes de la très discrète secte des « Seekers » en sont persuadés : la fin du monde est pour bientôt et un cataclysme va sonner le glas de l’humanité. Cependant, il est encore temps de prier les extraterrestres de la planète Clarion afin qu’ils puissent extraire les fidèles les plus dévoués de leurs funestes sorts. Les adeptes vendent tous leurs biens, s’éloignent de leurs familles, et se rassemblent la veille de l’apocalypse pour implorer les aliens de les secourir… De toute évidence, l’apocalypse n’a pas lieu ce soir-là. Les croyants et croyantes assistent impuissants et impuissantes à l’échec de la prophétie annoncée par la gourou. Alors que cet échec aurait pu conduire à l’écroulement de la secte et même à la révolte des adeptes dupés, il s’avère que les fidèles sont finalement persuadés que la fin du monde a été évitée grâce à leurs prières. Cette très silencieuse secte va désormais se mettre à diffuser la nouvelle et prêcher à toutes les portes. Digne d’un roman de science-fiction, cette scène a pourtant bien eu lieu et nous est contée par Léon Festinger comme étant le point de départ de l’élaboration de la théorie de la “dissonance cognitive” (Festinger et al., 1956).
Mais la théorie de la dissonance cognitive qu’est-ce que c’est ?
Selon Léon Festinger (1957), lorsqu’ un individu est confronté à son inconsistance face à plusieurs cognitions – c’est à dire processus mentaux qui traitent l’information, – par exemple, si l’individu est confronté à une inconsistance entre son comportement et son opinion, alors cela entraînera un état de dissonance cognitive, une situation psychologiquement inconfortable que l’individu serait intrinsèquement motivé à résoudre (Harmon-Jones, 2019). En l’occurrence, les adeptes de la secte sont confronté·e·s à l’inconsistance entre leur croyance en la fin du monde, et le constat que la fin du monde n’arrive pas. On pourrait aussi prendre l’exemple, plus commun, des personnes qui fument, tout en ayant une opinion très négative de la cigarette. Cet état de dissonance leur est souvent inconfortable et les pousse à réduire leur comportement, ou à modifier leur attitude (par exemple, en minimisant le danger occasionné par la cigarette).
Cette inconsistance gênerait les individus jusqu’à les pousser, parfois, à avoir des comportements paradoxaux – comme lorsque la prophétie en laquelle on croyait est ouvertement démentie, mais qu’on interprète cela comme une confirmation de la validité de cette prophétie.
Mais pourquoi ?
Eh bien, selon Festinger, l’état de dissonance cognitive apparaît car les personnes sont motivées à avoir des cognitions consonantes entre elles, c’est-à-dire, à être cohérentes avec elles-mêmes. Face à une contradiction, elles se sentiraient mal à l’aise et chercheraient alors à la résoudre par tous les moyens.
Ce que nous venons de vous présenter est l’explication d’origine du phénomène de dissonance cognitive. Néanmoins, Cette explication ne fait pas l’unanimité et des théories alternatives ont depuis vu le jour (Harmon-Jones & Harmon-Jones, 2007). Certaines chercheuses et certains chercheurs décrivent la dissonance cognitive comme un mécanisme de défense visant à protéger la représentation morale que se fait un individu de lui-même (Aronson, 1992) ou à affirmer son intégrité face à une inconsistance (Steele, 1988). Ainsi, s’il est moralement important pour moi d’être en bonne santé mais que l’on me fait remarquer que je bois peut être trop régulièrement de l’alcool, c’est le fait que mes comportements viennent remettre en question ma morale et me rendent malhonnête qui me serait inconfortable.
D’autres supposent que l’état de dissonance apparaîtrait lorsqu’un individu se sentirait responsable d’être à l’origine d’une conséquence qu’il ne désirait pas (Cooper & Fazio, 1984). Par exemple lorsque vous vous couchez trop tard le soir après avoir “binge-watché” votre série préférée alors que vous vous étiez juré de vous coucher tôt pour être en forme le lendemain ! Une approche plus récente (Harmon-Jones et al., 2015) propose que si une inconsistance cognitive est si inconfortable, c’est parce que cette ambivalence va interférer avec la mise en place de comportements et ralentir le processus de décision et freiner l’action, et c’est ce ralentissement, cette incertitude relative aux comportements à adopter qui provoquerait de l’inconfort psychologique. Imaginez que vous venez de regarder un reportage sur le gavage des oies, mais voilà que ce soir là au restaurant, du foie gras présent sur la carte vous fait de l’oeil… et bien c’est cette hésitation gustative qui vous gênerait et qui créerait de la dissonance cognitive ! Vous l’aurez compris : quand il s’agit de savoir pourquoi une inconsistance cognitive gêne les individus, la littérature est elle-même inconsistante et cette pluralité d’explications est d’ailleurs critiquée (Joule & Beauvois, 1997).
Néanmoins et même si les origines de l’état d’inconfort sont sujettes à discussion, il semblerait qu’un constat commun demeure : les individus confrontés à une dissonance cognitive sont toujours motivés à s’extraire de cet état de gêne. Quant à savoir « comment » les individus s’extraient de cette situation, là encore de nombreuses stratégies ont été recensées (McGrath, 2017) ! Par exemple, les individus peuvent s’engager dans du déni de responsabilité afin de se dédouaner de l’implication dans un comportement. On pourra par exemple se dire : « Oui je suis au régime et je ne devrais pas manger ces chocolats, mais on me les a offerts ! ». Il arrive également que le temps d’un instant, on change d’opinion, pour mettre un terme à l’ambivalence : « Oh ! après tout il faut bien profiter de la vie, je le ferai plus tard ce régime ! ». Vous rappelez-vous comment ont rationalisé les adeptes de la secte face à l’échec de la prophétie apocalyptique ? Eh bien l’ajout de cognitions consonantes est aussi une stratégie bien identifiée. Admettre la supercherie de leur secte et l’échec de la prophétie serait une source de très forte dissonance cognitive pour des adeptes ayant tout sacrifié pour la rejoindre. Il est donc plus simple de se persuader que l’apocalypse a été évitée grâce à des prières dévouées plutôt que d’admettre l’idée qu’on s’est trompé depuis le début !
Mais si la théorie de la dissonance cognitive peut sembler tout expliquer – de l’état d’inconfort ressenti face à une inconsistance, jusqu’aux stratégies pour y remédier – c’est parce que cette théorie est, selon certain.es chercheurs et chercheuses, plutôt nébuleuse. Il lui est parfois reproché d’être mal définie (voir Vaidis & Bran, 2019). Par exemple, même si nous ne savons pas exactement pourquoi les individus ressentent de l’inconfort face à une inconsistance cognitive, nous catégorisons ce type de situation comme « un état de dissonance », un concept qui manque de précision. De la même manière, lorsqu’on s’intéresse aux stratégies de réduction de l’inconfort psychologique, les pistes proposées sont très nombreuses (changer d’attitude, de comportement,…), mais la littérature est plutôt clairsemée quand il s’agit de mesurer précisément l’état de dissonance lui-même. Parfois les chercheurs et chercheuses souhaitant constater l’état de dissonance, mesurent des changements physiologiques comme l’évolution du rythme cardiaque (Croyle & Cooper, 1983) ou encore la dilatation des pupilles (Sleegers et al., 2015).
Malgré ces critiques, la théorie de la dissonance cognitive reste une théorie majeure en psychologie sociale. Elle fait l’objet d’une littérature très riche et trouve des usages dans des domaines divers et variés. Elle est par exemple très présente dans le domaine de la santé (Freijy & Kothe, 2013) et trouve des applications dans la lutte anti-tabac, la protection solaire ou encore dans la prévention des comportements sexuels à risque, permettant ainsi d’étudier les freins à l’adoption de comportements de santé. Récemment, cette théorie s’est même intéressée au paradoxe entre l’affection que nous portons envers les animaux et la consommation de viande (Loughnan et al., 2010).
Si la dissonance cognitive est omniprésente, c’est sans doute parce que l’être humain est imparfait et plein de contradictions. Lorsque ces contradictions sont rendues saillantes, ces incohérences nous dérangent. D’ailleurs, je suis sûr qu’à l’écoute de ce podcast vous vous êtes demandé·es s’il n’y avait pas une certaine contradiction derrière certains de vos comportements. Alors, ressentez-vous de la dissonance ? Serait-ce lié à vos comportements alimentaires ? Au temps que vous passez devant Netflix plutôt qu’à lire ? Ou alors serait-ce lié au plaisir coupable ressenti à l’écoute de ce podcast plutôt qu’au temps que vous devriez consacrer pleinement à votre travail ? Hmm… reste à savoir comment vous allez résoudre cet ou ces état(s) de dissonance. Allez-vous mettre fin tout de suite à cette parenthèse audio ? Ou alors vous allez écouter un autre épisode car après tout… les épisodes ne durent que quelques minutes !
Merci d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs, écrite par Kevin Vezirian avec l’aide de Magali Beylat et l’équipe de Milgram de Savoirs, et enregistrée par Pascaline Van Oost. Nous nous retrouvons très vite pour de nouveaux épisodes passionnants !
Références :
Aronson, E. (1992). The Return of the Repressed : Dissonance Theory Makes a Comeback. Psychological Inquiry, 3(4), 303-311. https://doi.org/10.1207/s15327965pli0304_1
Cooper, J., & Fazio, R. H. (1984). A New Look at Dissonance Theory. In Advances in Experimental Social Psychology (Vol. 17, p. 229-266). Elsevier. https://doi.org/10.1016/S0065-2601(08)60121-5
Festinger, L. (1957). A Theory of Cognitive Dissonance (Standford University Press).
Festinger, L., Riecken, H. W., & Schachter, S. (1956). When Prophecy Fails. American Sociological Review, 22(2), 236. https://doi.org/10.2307/2088869
Freijy, T., & Kothe, E. J. (2013). Dissonance-based interventions for health behaviour change : A systematic review. British Journal of Health Psychology, 18(2), 310-337. https://doi.org/10.1111/bjhp.12035
Gerard, H. B. (1967). Choice difficulty, dissonance, and the decision sequence1. Journal of Personality, 35(1), 91‑108. https://doi.org/10.1111/j.1467-6494.1967.tb01417.x
Harmon-Jones, E. (Éd.). (2019). Cognitive dissonance : Reexamining a pivotal theory in psychology (2nd ed.). American Psychological Association. https://doi.org/10.1037/0000135-000
Harmon-Jones, E., & Harmon-Jones, C. (2007). Cognitive Dissonance Theory After 50 Years of Development. Zeitschrift Für Sozialpsychologie, 38(1), 7-16. https://doi.org/10.1024/0044-3514.38.1.7
Harmon-Jones, E., Harmon-Jones, C., & Levy, N. (2015). An Action-Based Model of Cognitive-Dissonance Processes. Current Directions in Psychological Science, 24(3), 184-189. https://doi.org/10.1177/0963721414566449
Joule, R.-V., & Beauvois, J.-L. (1997). Cognitive Dissonance Theory : A Radical View. European Review of Social Psychology, 8(1), 1-32. https://doi.org/10.1080/14792779643000065
Loughnan, S., Haslam, N., & Bastian, B. (2010). The role of meat consumption in the denial of moral status and mind to meat animals. Appetite, 55(1), 156-159. https://doi.org/10.1016/j.appet.2010.05.043
McGrath, A. (2017). Dealing with dissonance : A review of cognitive dissonance reduction. Social and Personality Psychology Compass, 11(12), e12362. https://doi.org/10.1111/spc3.12362
Sleegers, W. W. A., Proulx, T., & van Beest, I. (2015). Extremism reduces conflict arousal and increases values affirmation in response to meaning violations. Biological Psychology, 108, 126‑131. https://doi.org/10.1016/j.biopsycho.2015.03.012
Steele, C. M. (1988). The Psychology of Self-Affirmation : Sustaining the Integrity of the Self. In Advances in Experimental Social Psychology (Vol. 21, p. 261-302). Elsevier. https://doi.org/10.1016/S0065-2601(08)60229-4
Vaidis, D. C., & Bran, A. (2019). Respectable Challenges to Respectable Theory : Cognitive Dissonance Theory Requires Conceptualization Clarification and Operational Tools. Frontiers in Psychology, 10, 1189. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2019.01189