Cet épisode a été écrit et vous est conté par Pascaline Van Oost, doctorante en psychologie sociale à l’université Catholique de Louvain et relu par Magali Beylat, Farrah Tbal, Kenzo Nera et Sarah Leveaux.
Peut-être avez-vous déjà vu des activistes engagé·es dans une action impressionnante et vous êtes-vous demandé·e pourquoi ils et elles étaient tant impliqué·es pour leur cause. Peut-être avez-vous tenté en vain de motiver votre ami·e de vous accompagner à cette manifestation super importante. Aujourd’hui, nous allons parler de l’action collective, et pour cela, nous allons prendre un exemple concret: celui de Anissa. Imaginons qu’Anissa est une jeune femme française d’origine marocaine.
Mais avant de commencer : Qu’est-ce que l’action collective ?
L’action collective, c’est le fait de s’engager dans une action pour promouvoir les intérêts de son groupe, ou par solidarité avec un autre groupe (Becker & Tausch, 2015). Par exemple, Anissa peut s’engager pour défendre les personnes issues de l’immigration marocaine. Elle peut aussi s’engager contre le racisme anti-asiatique, même si elle n’en est elle-même pas victime.
L’action collective peut prendre plusieurs formes:
- Elle peut être menée en groupe, lorsqu’on participe à une grève, à un blocage, ou à une manifestation, par exemple.
- Elle peut être menée seul·e, quand on signe une pétition contre l’augmentation du prix des études, que l’on vote, on que l’on entame une grève de la faim. Ce qui importe, ce n’est pas le nombre de personnes qui participent à l’action, c’est le but de l’action : promouvoir les intérêts d’un groupe.
- Elle peut revêtir des formes dites plus ou moins extrêmes, plus ou moins violentes et plus ou moins perturbatrices: par exemple, une manifestation dans une rue piétonne, le sabotage d’une construction d’une usine très polluante, le blocage d’un bateau utilisant des méthodes de pêche illégales, avec de la violence physique (Becker & Tausch, 2015)
Précisions que la plupart des recherches sur l’action collective concernent essentiellement les actions motivées par des luttes contres les formes d’inégalités sociales (contre le sexisme, racisme, l’injustice climatique, etc.) mais portent rarement sur les actions de groupes racistes, anti égalitaristes, etc. Cet épisode porte donc sur ces groupes luttant contre les inégalités.
Mais qu’est-ce qui nous pousse à nous engager dans une action collective ?
Les inégalités sociales sont à l’origine des protestations (Van Zomeren et al., 2008). En effet, certaines catégories de personnes sont avantagées dans la société et ont un accès privilégié aux ressources (l’argent, le patrimoine, l’emploi, etc.) quand d’autres sont désavantagées et victimes de discrimination à divers niveaux de la société. Certains groupes sont favorisés ou défavorisés par leur genre, origine, ou orientation sexuelle, notamment (Kunst et al., 2017; Whitley & Kite, 2013). Mais d’un point de vue psychologique, pourquoi certaines personnes s’engagent et d’autres non ?
Trois aspects semblent expliquer l’engagement dans l’action collective: l’identité, l’injustice et l’efficacité. (Becker & Tausch, 2015; Duncan, 2012; Van Zomeren et al., 2008; Van Zomeren & Iyer, 2009). Nous allons passer en revue ces trois aspects, un par un.
L’identité
L’identité est le premier aspect décisif dans l’engagement dans des actions collectives.
Etre victime soi-même de discrimination, être issu·e d’un groupe qui est désavantagé dans la société, va encourager l’identification avec notre groupe.
Par exemple, dans le passé, Anissa a été victime de sexisme dû à son genre et de racisme dû à ses origines marocaines. Cela a augmenté son identification à son genre et à son groupe culturel, et elle se sent donc plus concernée par le sort de ces groupes.
Cette identification à son groupe sera d’autant plus forte que l’on vit des discriminations dites ”flagrantes” (Ellemers & Barreto, 2012). En effet, au quotidien, la discrimination est parfois flagrante, et parfois subtile. Prenons la thématique de l’emploi – sachant que les personnes issues de l’immigration sont davantage refusées à l’embauche (Bertrand & Mullainathan, 2004 ; Dovidio & Gaertner, 2000 ; Esses et al., 2004 ; Unia, 2017). Il est possible que l’entretien se passe bien, et que l’employeur ou l’employeuse justifie son refus par des raisons qui n’ont rien à voir avec la discrimination – alors que ce sont ses préjugés qui ont motivé la décision. La discrimination, dans ce cas, sera subtile. La situation sera différente si, durant l’entretien, la personne qui interviewe fait des commentaires racistes, et entend qu’elle ne souhaite pas voir de personnes issues de l’immigration dans son entreprise. Dans le second cas, la discrimination sera flagrante. Donc, Anissa s’identifiera d’autant plus à son groupe qu’elle aura vécu des discriminations flagrantes.
Et justement, plus on s’identifie à un groupe social, plus on sera motivé·e à participer à une protestation en son nom (van Stekelenburg & Klandermans, 2013; Van Zomeren & Iyer, 2009). Le focus passe de ce que “je” veux à ce que “nous” voulons. Quand on s’identifie à un groupe, nous avons alors une impression de similarité, de solidarité, et nous sentons que nous partageons un destin commun avec ses autres membres. Ce groupe fait “partie de nous”, et cela nous pousse à défendre ses intérêts (Brewer & Gardner, 1996; Brewer & Silver, 2000; Tajfel, 1974).
Notons que certaines personnes s’engagent également pour défendre l’intérêt de groupes dont ils ou elles ne font pas partie, les allié·e·s. Par exemple, ce serait le cas de Anissa, si elle est hétérosexuelle et qu’elle participe à des actions pour défendre les droits des personnes homosexuelles ou bisexuelles?.
Ces allié·e·s qui s’engagent pour d’autres groupes le font pour des raisons variées: par empathie avec le groupe, par intérêt personnel (cet engagement amenant de la fierté), notamment, etc. (Radke et al., 2020). De manière générale, les allié·e·s ne s’opposent pas aux avancées pour les autres groupes car, les allié·e·s perçoivent que les groupes désavantagés peuvent acquérir plus de droits sans que leur propre situation ne se détériore. Pour les allié·e·s, gagner ensemble, c’est possible : si les autres gagnent du terrain, je n’en perds pas forcément (Stefaniak et al., 2020). Anissa pense que, si les couples homosexuels peuvent se marier, ou gagner de la visibilité dans les médias, cela ne signifiera pas qu’elle sera désavantagée, cela ne lui ôte rien.
Ensuite, la recherche en psychologie développementale montre qu’il y a certains stades dans la vie où l’individu est plus spécialement ouvert aux expériences qui pourraient mener à une identité de groupe. Au début de la vie d’adulte, notamment, stade où l’identité se forme !
Le sentiment d’injustice
En second lieu, il y a le sentiment d’injustice.
Il s’agit d’avoir des revendications, de ressentir un désavantage, un traitement injuste, et/ou de penser que nos standards moraux ou nos valeurs sont enfreintes (Becker & Tausch, 2015). On parle bien ici de perception : on peut ainsi être désavantagé dans la vie, sans pour autant le percevoir ou vouloir l’admettre (Taylor et al., 1990; Kaiser & Miller, 2001; Operario & Fiske, 2001). Par exemple, Anissa a une amie qui ne croit pas aux inégalités femme-homme en Belgique, et ne réalise pas qu’elle n’a pas obtenu sa promotion car elle est perçue comme arogante ou autoritaire, alors qu’elle a le même caractère confiant et assertif que son homologue mascuin (je vous invite à écouter l’épisode sur le backlash sur cette question).
Certaines expériences de vie vont avoir tendance à faciliter l’émergence d’un sentiment d’injustice. Tout d’abord, le fait d’être victime de discrimination ou de faire partie d’un groupe désavantagé est ici aussi déterminant. Particulièrement, si, en tant que personne désavantagée, on perçoit qu’il nous est impossible de gravir les échelons de la société, qu’il n’y a pas d’amélioration possible, ou presque (Ellemers, 1993).
Ensuite, la recherche montre aussi que les activistes ont tendance à être issu·e·s de foyers chaleureux et permissifs, où les parents impliquent l’enfant dans les décisions familiales, et où l’accent n’est pas mis sur la discipline (Block et al., 1972; Braungart & Braungart, 1990). Anissa a été incitée à réfléchir par elle-même à ce qu’elle trouve juste ou non, et à éveiller son sens critique face à l’injustice.
L’efficacité
Après l’identité et l’injustice, un autre facteur influence le fait que l’on veuille prendre part à des formes d’action collective : l’efficacité.
L’efficacité, c’est une sorte de calcul coût-bénéfice (van Stekelenburg & Klandermans, 2013; Klandermans, 1984).
Avant de prendre part à une action collective, on en évalue le coût : en termes de temps, d’argent, de mental, de ressources, par exemple. En plus des ressources, avoir un lien avec des mouvements ou des organisations sociales va être décisif puisque cela va participer à faciliter l’action et donc à limiter les coûts. Anissa par exemple, a rejoint un mouvement féministe : ce mouvement permet aux autres jeunes activistes de se recentrer autour de buts communs pour être efficaces et mettre en place l’action avec d’autres.
Et on évalue aussi le bénéfice de l’action ! Anissa pense ainsi que ses actions ou celles de son groupe peuvent effectivement influencer le cours des choses et faire une différence pour le futur. Ce sentiment, qu’on appelle “sentiment d’auto-efficacité politique”, est décisif. (Becker & Tausch, 2015; Duncan, 2012; Van Zomeren et al., 2008)
Justement, le fait d’avoir l’impression que notre système est corrompu, va saper notre sentiment d’auto-efficacité politique, et va nous pousser à approuver des solutions plus radicales (potentiellement agressives) aux problèmes sociaux (Tausch et al. 2011; Thomas et al., 2012; )
Enfin, en terme d’efficacité, la psychologie du développement nous apprend que le fait que nos parents soient impliqués eux-mêmes dans l’action collective encourage les enfants à percevoir l’action collective comme une façon de générer un changement social.
Qu’est-ce qui décourage les gens à participer ? Quelles sont les barrières psychologiques ?
De manière générale, les individus sont souvent motivés à croire que la société dans laquelle nous vivons est juste, et que le système social est juste. Cela s’intitule “la justification du système”. Ils perçoivent alors que leur position est méritée, et que celles et ceux qui ont une mauvaise position dans la société en sont responsables. Cela est d’autant plus le cas chez les personnes qui ont une bonne position dans la société, même si, de façon intéressante, les personnes moins bien loties sont parfois aussi convaincues que c’est bien ainsi. La recherche montre que ces personnes, qui adhèrent à la justification du système, seront moins intéressées par les protestations car elles sont convaincu·es que le monde est juste et que tout finira bien (Kay & Jost, 2003; Osborne et al., 2018).
Une deuxième barrière concerne la prise de conscience qu’on est désavantagé·e. Pour ceux et celles qui sont directement concerné·es par les inégalités, prendre conscience qu’on est membre d’un groupe désavantagé (et être ainsi souvent révolté·e ou blessé, par exemple) est coûteux psychologiquement (Krieger & Sidney, 1996; Meyer, 2003). Ces personnes vont donc parfois choisir d’autres stratégies que l’action collective, par exemple, en relativisant. Elles pourront par exemple s’octroyer des qualités (“bon, ils·elles sont riches et ont le pouvoir, mais ce n’est pas important, nous, nous sommes heureux·ses”) ou alors elles pourront se comparer à moins chanceux que soi. Ces personnes se sentiront alors moins désavantagées et seront moins enclines à prendre part à des actions collectives (Becker, 2012; Becker & Tausch, 2015).
Ce qui décourage également les individus à prendre part à l’action collective, c’est le fait de se sentir proche ou d’avoir des contacts avec des membres du groupe social qui est responsable des inégalités (Cakal et al., 2011). Le contact avec les personnes avantagées tend à réduire la colère envers ce groupe et rend enclin à justifier et excuser les inégalités (Saab et al., 2017). Par exemple, Anissa voudrait s’engager pour lutter contre la pollution dans sa région mais connaît plusieurs personnes travaillant dans des entreprises polluantes, qui sont impliqués dans la pollution des sols dans sa région. Cela vaut aussi pour des situations de contact entre des personnes issues de groupes qui sont en conflit ou en guerre. Ajoutons que le contact avec des personnes avantagées ne freine cependant pas l’action collective si ces personnes avantagées elles-mêmes condamnent explicitement les inégalités (Becker et al., 2013).
Peut-être à présent comprenez-vous un peu mieux pourquoi certaines personnes s’engagent dans l’action collective, quand d’autres ne le font pas. Restez connectés, nous sortons bientôt un deuxième épisode sur les conséquences de l’action collective.
Merci d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs écrite par Pascaline Van Oost, doctorante de l’université catholique de Louvain, et relu par Magali Beylat, Farrah Tbal, Kenzo Nera et Sarah Leveaux. Nous vous retrouvons très vite pour de nouveaux épisodes passionnants !
Références & Pour aller plus loin :
Becker, J. C., Wright, S. C., Lubensky, M. E., & Zhou, S. (2013). Friend or Ally: Whether Cross-Group Contact Undermines Collective Action Depends on What Advantaged Group Members Say (or Don’t Say). Personality and Social Psychology Bulletin, 39(4), 442–455.
Block, J. H., Haan, N., & Smith, M. B. (1972). Activism and Apathy in Contemporary. College and Student: Selected Readings in the Social Psychology of Higher Education, 28, 393.
Brewer, M. B., & Gardner, W. (1996). Who is this” We”? Levels of collective identity and self representations. Journal of personality and social psychology, 71(1), 83.
Brewer, M. B., & Silver, M. D. (2000). Group distinctiveness, social identification, and collective mobilization. Self, identity, and social movements, 13, 153-171.
Duncan, L. E. (2012). The psychology of collective action. In K. Deaux & M. Snyder (Eds.), Oxford Library of Psychology. The Oxford handbook of personality and social psychology (p. 781–803). Oxford University Press.
Jackman, M. R. (1994). The velvet glove. University of California Press.
Louis, W. R. (2009). Collective action—and then what?. Journal of Social Issues, 65(4), 727-748.
Unia (13 décembre 2017) Publication du Monitoring socio-économique 2017: emploi et origine. Retrieved September 16, 2021, from https://www.unia.be/fr/articles/publication-du-monitoring-socio-economique-2017-emploi-et-origine