Cet épisode a été écrit par Lisa Massez, doctorant·e à l’Université de Lille, et vous est conté par Sarah Leveaux.
Pourquoi commettons-nous des actes illégaux ? Ou plutôt, pourquoi certain·es d’entre nous en commettent alors que d’autres non ? Il n’existe pas de réponse simple à ces questions et de nombreuses pistes ont été proposées. Parmi les explications possibles, certaines sont centrées sur l’individu et prennent en compte l’impact de la biologie, de la personnalité ou des troubles psychiatriques par exemple. D’autres hypothèses proposent également de considérer les facteurs environnementaux, sociaux et contextuels, et la manière dont ils interagissent avec les caractéristiques individuelles des personnes. C’est cette seconde vision que nous allons développer dans cet épisode.
La théorie du choix rationnel
L’une de ces pistes explicatives est la théorie du choix rationnel [1]. Celle-ci part du principe que les êtres humains réalisent une sorte de calcul, en comparant les bénéfices et les coûts de l’acte délinquant. Mettons-nous dans la peau d’une personne qui souhaite cambrioler une maison. D’un côté, les bénéfices peuvent correspondre à l’argent que vont m’apporter les biens volés. Mais je peux aussi obtenir des gains dits « statutaires », car je vais réussir à intégrer certains groupes ou impressionner des ami.es. A l’inverse, les coûts possibles de ce cambriolage peuvent être : la déception de ma famille, ainsi que le risque de me faire attraper par la police et les conséquences que cela engendrerait. Je vais donc peser le pour et le contre : le risque de me faire prendre, l’argent que pourrait me rapporter le vol, estimer ce que mes ami·es en pensent, etc.
On aurait donc moins envie de commettre un vol si le risque de se faire prendre est élevé. C’est en s’appuyant sur cette idée, qui semble assez intuitive, que de nombreux gouvernements renforcent les effectifs de police, créent de nouvelles places en prison ou augmentent la sévérité des peines encourues. Les statistiques et données scientifiques montrent cependant que ces mesures n’ont pas l’effet dissuasif espéré [2]. L’une des démonstrationsexemples les plus flagrantes en est que la criminalité n’est pas plus faible dans les pays où la peine de mort est encore en place [3] !
Cette approche coercitive est par ailleurs très coûteuse et suppose une augmentation de la délinquance dès que le risque de sanction est réduit.
Le phénomène de la “socialisation légale”
Une autre perspective suggère que ce sont plutôt des facteurs internes comme les valeurs et les attitudes des personnes qui les incitent à respecter, ou non, la loi. Si l’on commet une infraction, c’est surtout parce que l’on considère que la loi et les personnes dépositaires de l’autorité ne sont pas légitimes [4]. Dit autrement : c’est notre perception des lois, mais aussi de ses représentant·es (c’est-à-dire, les juges, les policier·es, les magistrat·es, etc.), et de la légitimité que nous leur attribuons, qui nous amènerait à plus ou moins les respecter.
La perception que l’on a des lois et des autorités légales se développe tout au long de l’enfance et de l’adolescence via ce qui a été appelé la “socialisation légale” [5]. Cette socialisation se fait au travers de nombreux contacts : avec la famille, les ami·es, les enseignant·es et les autorités judiciaires. Les enfants apprennent d’abord les règles en observant comment les parents les appliquent à la maison. L’application des règles par les enseignant·es va également façonner notre perception des autorités scolaires, mais aussi des formes d’autorité extérieures à l’école. Puis, à mesure qu’iels grandissent, les adolescent·es sont davantage susceptibles d’entrer en interaction avec la police, qui joue un rôle prépondérant en tant que représentante principale de la loi [6]. Les divers contacts entretenus avec les représentantes et les représentants de la loi sont alors particulièrement importants pour le processus de socialisation légale, car ils donnent des informations sur les lois et la manière dont elles sont concrètement appliquées vis-à-vis de nous-même. Cependant, ces contacts peuvent être autant directs qu’indirects. Il s’agira alors autant des rencontres physiques avec ces personnes, comme les forces de l’ordre ou des travailleurs et travailleuses sociaux, que de contacts indirects via des discussions avec nos proches ou par le biais des médias.
Les individus ne sont pas uniquement centrés sur l’efficacité de la police mais vont être particulièrement vigilants à la « justice procédurale », c’est-à-dire à la façon dont la police les a traités et à la façon dont elle prend ses décisions, indépendamment du résultat final [7]. Ils auront donc une perception positive de cette interaction s’ils estiment que les policier·ères ont été poli·es avec eux, si leurs décisions sont fondées sur des indicateurs objectifs et s’ils ont pu exprimer leur point de vue. Autrement dit, si vous portez plainte pour le vol de votre vélo, vous serez bien évidemment sensible au fait de retrouver votre vélo, mais également au fait que vous ayez eu le sentiment que le traitement de votre demande (la façon dont vous avez été traité et accueilli·e, la manière de recevoir et d’écouter votre plainte, etc.) vous a paru juste.
Ces contacts sont également des indicateurs de notre valeur et de notre statut dans le groupe [8]. Si un individu a le sentiment d’avoir mal été traité par un agent des forces de l’ordre, il aura le sentiment de ne pas être considéré comme un membre valorisé de la société et se sentira rejeté. Ainsi, il sera moins enclin à percevoir la police comme une autorité légitime, ce qui diminuera sa motivation à collaborer avec elle et à respecter les lois qu’elle est supposée représenter [9]. Ces résultats sont particulièrement importants pour comprendre la méfiance de certains groupes sociaux envers la police. C’est notamment le cas pour les individus ayant les statuts socio-économiques les plus bas ou appartenant à des minorités ethniques qui sont plus spécifiquement ciblés par les forces de l’ordre (qui les contrôlent plus et tendent à davantage faire usage de la force, etc.) [10, 11].
La socialisation légale ne se limite cependant pas à la police : elle s’étend aussi à d’autres représentant·es de la loi. Des recherches ont constaté des résultats similaires vis-à-vis davec les magistrat·es, dles avocat·es et même dles travailleur·euses sociaux·les [12]. Par exemple et contrairement à ce que l’on pourrait penser, la légitimité que l’on va concéder à un ou une juge est essentiellement influencée par la perception de la justesse de ses prises de décision et de la manière dont iel nous a traité. Le fait que la décision en elle-même soit celle que l’on espérait ou non affecterait peu notre perception du système judiciaire [13].
Pour conclure sur l’élaboration de la perception judiciaire
Nous sommes en permanence entouré·es d’institutions et de professionnel·es chargé·es de faire respecter les règles qui régissent notre société. Nous ne sommes pas passif·ves face aux interactions que nous pouvons avoir avec ces formes d’autorité. Chaque rencontre va alors modeler notre perception de la loi, de ses représentant·es et, finalement, notre volonté de la respecter ou de l’enfreindre.
Alors que les politiques publiques actuelles sont plutôt centrées sur la répression, il serait en réalité plus efficace d’amener les citoyen·nes à se forgeravoir des attitudes plus positives envers la loi et les professionnel·les qui la représentent. De nombreux dispositifs ont d’ailleurs déjà fait leur preuve à travers le monde, tels que la formation des forces de l’ordre à la justice procédurale [14] ou encore la création de programmes permettant des interactions plus informelles entre citoyen·nes et policier·ières [15]. Finalement, la mise en place d’alternatives aux poursuites peut également permettre au délinquant·es d’éviter un procès pénal, mais aussi d’avoir une vision plus positive du système judiciaire, tout en réparant son acte auprès de la victime et de la société [16]. Par exemple, la “mesure de réparation pénale” est une mesure qui passe par des démarches concrètes afin de permettre aux mineur·es de réparer symboliquement l’acte commis (auprès de la victime et/ou de la société), mais aussi pour qu’ils prennent conscience de leurs actes de manière plus adaptée et moins violente. L’objectif étant de restaurer leur image de soi, le lien qu’iels ont avec la société et leur perception de la légitimité de la loi [17].
[1] Cornish, D. B., & Clarke, R. V. G. (1986). The reasoning criminal : Rational choice perspectives on offending. Springer-Verlag. http://swbplus.bsz-bw.de/bsz012437719cov.htm
[2] Garland, D. (2001). The Culture of Control : Crime and Social Order in Contemporary Society. OUP Oxford.
[3] Chan, J., & Oxley, D. (2004). The deterrent effect of capital punishment: A review of the research evidence. Crime and Justice Bulletin, 84.
[4] Tyler, T. R. (1984). The Role of Perceived Injustice in Defendants’ Evaluations of Their Courtroom Experience. Law & Society Review, 18(1), 51‑74. JSTOR. https://doi.org/10.2307/3053480
[5] Tapp, J. L., & Levine, F. J. (1974). Legal Socialization : Strategies for an Ethical Legality. Stanford Law Review, 27, 1.
[6] Blumstein, A., Cohen, J., Roth, J., & Visher, C. (1986). Criminal Careers and « Career Criminals, » (Vol. 1). National Academies Press. https://doi.org/10.17226/922
[7] Sunshine, J., & Tyler, T. R. (2003). The Role of Procedural Justice and Legitimacy in Shaping Public Support for Policing. Law & Society Review, 37(3), 513‑548. https://doi.org/10.1111/1540-5893.3703002
[8] Bradford, B. (2016). The dog that never quite barked : Social identity and the persistence of police legitimacy. In Changing Contours of Criminal Justice. Oxford University Press.
[9] Tyler, T. R., & Huo, Y. (2002). Trust in the Law : Encouraging Public Cooperation with the Police and Courts. Russell Sage Foundation.
[10] Skogan, W. G. (2006). Police and Community in Chicago: A Tale of Three Cities. Oxford University Press. https://doi.org/10.1080/10439460600662098
[11] de Maillard, J., Hunold, D., Roché, S., & Oberwittler, D. (2018). Different styles of policing : Discretionary power in street controls by the public police in France and Germany. Policing and Society, 28(2), 175‑188. https://doi.org/10.1080/10439463.2016.1194837
[12] Massez, L., Virat, M., & Przygodzki-Lionet, N. (2023). Le rapport à la loi et à ses représentants est-il altéré par le contact des adolescents avec les acteurs de la chaîne pénale ? Une revue systématique de la littérature. Psychologie Française, 68(1), 21‑54. https://doi.org/10.1016/j.psfr.2022.05.001
[13] Tyler, T. R., & Jackson, J. (2014). Popular legitimacy and the exercise of legal authority : Motivating compliance, cooperation, and engagement. Psychology, Public Policy, and Law, 20(1), 78‑95. https://doi.org/10.1037/a0034514
[14] Weisburd, D., Telep, C. W., Vovak, H., Zastrow, T., Braga, A. A., & Turchan, B. (2022). Reforming the police through procedural justice training : A multicity randomized trial at crime hot spots. Proceedings of the National Academy of Sciences, 119(14), e2118780119. https://doi.org/10.1073/pnas.2118780119
[15] Miner-Romanoff, K. (2023). Bigs in Blue : Police officer mentoring for middle-school students-Building trust and understanding through structured programming. Evaluation and Program Planning, 97, 102227. https://doi.org/10.1016/j.evalprogplan.2023.102227
[16] Petrosino, A., Turpin‐Petrosino, C., & Guckenburg, S. (2010). Formal System Processing of Juveniles : Effects on Delinquency. Campbell Systematic Reviews, 6(1), 1‑88. https://doi.org/10.4073/csr.2010.1
[17] Vaillant, M. (1994). De la dette au don: La réparation pénale à l’égard des mineurs. ESF.