Bienvenue dans Milgram de savoirs, le podcast qui démystifie la psychologie scientifique. Si 1000 grammes ne rentrent pas dans le programme, pourquoi pas une dose de 100 le temps d’un instant ?
Cet épisode a été écrit par Sarah Zahreddine, chercheuse post-doctorante en psychologie sociale à l’Université de Genève et vous est conté par Inès Mentec.
« C’est pas moi, c’est lui ! », « ce n’est pas ma faute », « je ne l’ai pas fait exprès ». Nous avons déjà tous et toutes commis une faute. La première réaction est souvent d’essayer de fuir cette responsabilité pour éviter un sentiment insupportable de culpabilité. Un réflexe peut alors être d’accuser une autre personne, ou des facteurs externes qui nous ont amenés à agir de telle manière. Parfois, nous allons même jusqu’à nous proclamer victime !
Pourquoi avons-nous tendance à nier notre responsabilité et à nous mettre dans une position de victime ?
Être responsable d’un acte répréhensible menace l’image que nous donnons (de nous) aux autres sur le plan moral. Trouver des moyens de fuir sa responsabilité permet de préserver une image positive de soi, qui est d’ailleurs un élément essentiel pour notre identité [1]. Cela nous permet aussi d’esquiver les éventuelles conséquences de nos actes [2]. Par exemple, en niant sa responsabilité par rapport à une faute au travail, votre collègue évitera ainsi une sanction (ou un licenciement) et s’assurera d’être toujours apprécié.e par ses autres collègues. Puis, se positionner en tant que victime offrira plusieurs avantages : cela peut permettre de gagner la sympathie d’autres personnes, d’obtenir un dédommagement, ou même de légitimer de futures actions agressives de notre part, en les présentant comme de l’auto-défense [3, 4].
Ce que nous mettons instinctivement en place individuellement, se produit de manière similaire pour les conflits entre groupes. Dans plusieurs conflits intergroupes dans le monde, comme le conflit Israélo-Palestinien [5], le conflit entre les catholiques et les protestants en Irlande du nord [6], ou encore le conflit entre les Turcs et les Kurdes en Turquie [7], chaque groupe (nommé “endogroupe”, soit son propre groupe) se perçoit comme victime et perçoit le groupe opposé (l’exogroupe) comme responsable ou “perpétrateur” [8]. Ce phénomène s’explique par deux grandes théories de psychologie sociale : la théorie de l’identité sociale et la théorie de l’auto-catégorisation [1]. Selon ces théories, les individus sont motivés à promouvoir et maintenir des identités sociales positives. Ils cherchent à se percevoir positivement. Comment s’y prennent-ils ? Eh bien, en se comparant positivement à des exogroupes (c’est-à-dire, d’autres groupes). Ils vont alors mettre en place cela via des perceptions et comportements qui favorisent l’endogroupe par rapport à l’exogroupe. Il s’agira donc de pensées ou comportements qui sont avantageux pour leur propre groupe, comme valoriser son groupe dans son discours ou de favoriser les membres de son groupe lors de situations du quotidien.
Pour mieux comprendre cela, nous vous proposons de nous pencher sur les expériences initiales de Tajfel, connues sous le nom de “paradigme des groupes minimaux”, des expériences devenues très célèbres. Le principe est simple : des participantes et participants sont réparti.es aléatoirement en deux groupes. On leur indique par exemple qu’ils font partie des jaunes. Juste après, on demande à chaque participant.e, individuellement, de distribuer des points entre les membres de leur propre groupe (jaune) et ceux de l’autre groupe (bleu). Les résultats ont montré que les personnes attribuaient plus de points ou de ressources à leur propre groupe qu’à l’autre groupe (l’exogroupe),… alors que ces groupes sont formés de manière aléatoire, et seulement quelques minutes avant l’expérience ! Ces études ont démontré l’existence d’un favoritisme envers l’endogroupe nommé le biais pro-endogroupe.
Ce phénomène a largement été étudié dans plusieurs conflits à travers le monde [9]. Des recherches récentes ont examiné cette question au Liban. Ces recherches ont d’ailleurs été effectuées par Sarah Zahreddine (l’autrice de cet épisode) dans sa thèse [11]. En effet, le Liban a été touché par une guerre civile entre 1975 et 1990, mobilisant d’un côté les Chrétien.nes Libanais.es, et de l’autre, les Musulman.es Libanais.es. L’objectif était de comprendre les représentations de victimisation et de responsabilité par rapport à la guerre civile libanaise de chacun de ces groupes, mais aussi d’évaluer l’impact de ces représentations sur les relations entre ces groupes. A travers des études par questionnaire, l’ensemble de ces individus a répondu à des questions sur leur attitude par rapport au groupe adverse, leur sentiment de responsabilité et de position de victime pour leur groupe et l’autre groupe. Il leur était aussi demandé s’ils se définissaient comme chrétien.nes, musulman.es ou plutôt comme libanai.ses. Les résultats ont montré que les groupes se comportent comme le font les individus. C’est-à-dire que chaque groupe avait une plus grande tendance à nier sa responsabilité dans le conflit et à plutôt la placer sur l’autre groupe, mais aussi à se considérer comme victimes. Cette tendance s’appelle la compétition victimaire [6]. Ces phénomènes sont encore plus marqués si les personnes se sentent émotionnellement attachées à leur groupe religieux (Chrétiens ou Musulmans) puisqu’elles ont alors une plus grande motivation à préserver l’image positive de leur groupe [6].
Pourquoi cette dynamique mérite-t-elle d’être étudiée?
Ces divergences et désaccords dans les représentations maintiennent les groupes en conflit [9]. Cependant, les recherches en psychologie sociale ont démontré que : quand les groupes acceptent leur responsabilité dans un conflit, ils s’engagent alors plus facilement dans un dialogue avec l’autre groupe, reconnaissent les souffrances du groupe victimisé, et adoptent une attitude de réconciliation. Ces processus mènent à des relations intergroupes harmonieuses et préviennent des conflits futurs [12, 13, 14, 15]. Des attitudes positives envers l’autre groupe sont plus présentes si les individus perçoivent les membres de cet autre groupe comme similaire à eux et les incluent dans leur groupe social [10, 16]. Dans le cas du conflit entre groupes religieux au Liban, c’est la représentation des Chrétien.nes et Musulman.es comme appartenant à une même catégorie libanaise, qui le permet. En percevant les personnes face à nous dans un conflit comme étant membre d’un groupe similaire (par exemple, appartenir au même genre, à la même nation, etc.), cela nous aide à accepter et davantage reconnaître notre responsabilité dans le conflit, et vice-versa. En d’autres termes : “l’union fait la force”. En psychologie sociale cela s’appelle une recatégorisation de l’endogroupe et de l’exogroupe dans une nouvelle entité endogroupe inclusive supra-ordonnée [16]. Concrètement, l’idée est de faire abstraction des appartenances aux groupes en conflit, pour replacer le focus sur une appartenance à un groupe plus grand, comprenant tout le monde. Dans notre exemple il s’agissait de l’identité nationale Libanaise. S’intéresser à ce genre de phénomène est utile et essentiel pour améliorer les interventions psycho-sociales dans la résolution de conflits [17].
Le biais pro-endogroupe, représenté par la croyance « Nous sommes victimes, vous êtes responsables » n’est peut-être donc pas la meilleure attitude à adopter. Ainsi, pour appréhender ce genre de situation, il s’agirait plutôt d’avancer l’idée que « nous sommes à la fois victimes et responsables », et qu’il est temps de s’unir pour sauver le groupe d’appartenance commun, c’est-à-dire : le pays dans lequel on vit, le collectif auquel on appartient (indépendamment des affiliations idéologiques divergentes sur certains aspects), etc. Ceci implique un passage d’une croyance de compétition victimaire à celle de victimisation inclusive [12], ainsi qu’un passage d’une perception d’identité subordonnée ou religieuse à une identité commune, ou nationale, qui englobe les deux groupes. Ce sont les prérequis pour des relations intergroupes harmonieuses. Ces recherches et résultats se sont focalisés sur un conflit symétrique (où chaque groupe subit et inflige des souffrances à l’autre de manière relativement équivalente), néanmoins, d’autres conflits n’ont pas cette configuration symétrique et les enjeux sont alors plus complexes.
Alors la prochaine fois que vous commettez une erreur pensez-y : quel clan choisirez-vous? Victime ou responsable ?
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Merci d’avoir écouté cette capsule de 100g de savoirs réalisée par Sarah Zahreddine, post-doctorante à l’Université de Genève , relue par l’équipe et contée par Inès Mentec.
Nous vous retrouvons très vite pour de nouveaux épisodes passionnants !
Références
[2] Bandura, A. (1999). Moral disengagement in the perpetration of inhumanities. Personality and Social Psychology Review, 3, 193–209.
[6] Noor, M., Brown, R., Gonzalez, R., Manzi, J., & Lewis, C. A. (2008). On positive psychological outcomes: What helps groups with a history of conflict to forgive and reconcile with each other? Personality and Social Psychology Bulletin, 34(6), 819–832. https://doi.org/10.1177/0146167208315555
[11] Zahreddine, S. (2022). Were we all victims and perpetrators? How national and religious identifications and processes of victimhood and responsibility attributions for the civil war affect present-day intergroup relations in Lebanon (Unpublished doctoral dissertation). Université libre de Bruxelles, Faculté des Sciences psychologiques et de l’éducation, Bruxelles. http://hdl.handle.net/2013/ULB-DIPOT:oai:dipot.ulb.ac.be:2013/352217
[17] Staub, E. (2006). Reconciliation after genocide, mass killing or intractable conflict: Understanding the roots of violence, psychological recovery and steps toward a general theory. Political Psychology, 27, 867–895. https://doi: 10.1111/j.1467-9221.2006.00541.x